Guillaume Villeneuve, traducteur
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James Rennell

mercredi 7 décembre 2022, par Guillaume Villeneuve


Après la bataille de Buxar en 1764 et le succès de Robert Clive dans sa prise du Bengale contre l’empereur moghol, les Britanniques aspiraient à avoir une vision plus claire du pays qu’ils gouvernaient à présent. L’artère du Gange était du plus grand intérêt : y avait-il un canal navigable pour des expéditions au nord de Calcutta ? Pour répondre à cette question, le gouverneur Henry Vansittart, bien qu’il soit handicapé par une Compagnie corrompue et des relations dégradées avec le nabab du Bengale Mir Qasim, eut juste le temps, avant sa démission, de mandater un jeune officier de marine entreprenant, un océanographe du nom de James Rennell, le premier vrai grand géographe qu’ait produit l’Angleterre.

Né en décembre 1742 dans le Devon, Rennell avait quatre ans quand son père, officier d’artillerie, mourut aux Pays-Bas d’une balle française. Sa mère dut vendre la maison de famille et Rennell fut éduqué, dès l’âge de dix ans, par le vicaire de Chudleigh, avec lequel il dessinait déjà des cartes pour s’amuser. Après quelques années dans une école secondaire, à peine âgé de treize ans, il fut enrôlé comme enseigne sur la frégate Brilliant et participa aux combats contre la France pendant la guerre de Sept-Ans. Il arriva en Inde en 1760 et fut détaché comme océanographe dans la Compagnie des Indes Orientales, aux ordres de l’Écossais Alexander Dalrymple, pour dessiner des cartes marines et des plans de ports. La guerre une fois finie, sans relations, Rennell se voyait peu d’avenir dans la marine ; il entra de manière permanente dans la Compagnie et y fut découvert par Vansittart. Tout juste âgé de vingt-et-un ans, il se vit confier le relevé du Bengale, étape décisive du futur Relevé de l’Inde. Conscient de la réputation publique de la Compagnie, il ne lui en resta pas moins reconnaissant de ses investissements pour la recherche, ainsi qu’il l’écrit un quart de siècle plus tard :

« Quelques reproches qu’on puisse faire aux Directeurs de la Compagnie, avoir négligé la science pratique n’en fait pas partie. L’emploi de géographes, de pilotes géomètres en Inde ; la fourniture d’instruments astronomiques et les encouragements prodigués à qui les utilisait ; tout cela indique, à tout le moins, une volonté dépassant nettement la simple considération du profit. »

À sa prise de fonctions, Rennell fut nommé enseigne parmi les ingénieurs du Bengale puis il se mit à travailler sur le cours du Gange à l’automne 1764. Le manuscrit accompagnant ses observations géographiques et météorologiques impressionna tant Vansittart qu’il lui obtint un revenu de mille livres par an, chiffre colossal en comparaison d’une solde d’enseigne. Le jeune géographe fit bâtir une maison à Dacca qui devint sa base ; il dressa aussi le premier plan de la future capitale du Bangladesh. En 1766, il se porta volontaire pour accompagner un ancien camarade de la marine servant dans un régiment de cipayes pour chasser une bande de sannyasis ayant pillé une ville à la frontière du Bhoutan. C’est là qu’il découvrit l’immense muraille blanche de l’Himalaya, qu’il appelle les montagnes de Tartarie. Dans le village de Deehoota, considéré comme sûr, son petit groupe d’officiers se trouva brutalement cerné. Les autres réussirent à se mettre en lieu sûr, mais pas Rennell dont le pistolet s’était enrayé et l’ordonnance arménienne avait été tuée. Armé d’une seule courte épée, il battit en retraite, à ce point lardé de coups de sabre que les sannyasis jugèrent qu’il avait son compte. Il tituba vers un détachement qui se ruait à son secours mais s’effondra avant de l’atteindre. On bourra ses plaies d’oignons écrasés avant de l’étendre sur un bateau ouvert qui le ramena en six jours à Dacca, plus mort que vif. L’une des plaies laissa une cicatrice longue d’un pied après que le coup porté eut tranché son omoplate droite et plusieurs côtes : il ne récupérerait pas le plein usage de son bras droit et perdit aussi l’usage de l’index gauche. Robert Clive, nouveau gouverneur, reconnut son sacrifice et le nomma arpenteur en chef en lui fournissant un détachement de cipayes pour le protéger. Il diminua parallèlement son salaire, sous la pression du comité de direction.

Au total, Rennell passa sept ans sur le terrain lors de quatre expéditions distinctes et prolongées, en achevant sa tâche, selon l’un de ses biographes, « à la pointe des baïonnettes ». Arpenter demeurait extrêmement dangereux. Un jour, un léopard déchiqueta cinq de ses hommes avant qu’il parvienne à lui transpercer la gorge. Il essuya en outre d’autres embuscades. Fin 1767, l’un de ses cipayes périt dans une escarmouche avec des soldats bhoutanais. On s’interroge sur son degré de pénétration du Bhoutan : peu avant cet incident, il écrivit aux siens, dans le Devon, qu’il était « à présent au milieu de [son] voyage vers le Thibet, arrivé dans un climat plus septentrional et dans le voisinage des montagnes ». Il respirait « un air frais et sain ». On a toutes les raisons de croire qu’il découvrit le pays avant Bogle.

En 1772, Rennell épousa Jane Thackeray, grand-tante de l’homme de lettres et ses longues absences se firent de plus en plus pesantes. Des crises répétées de paludisme entamèrent sa santé, déjà éprouvée par ses vieilles blessures. Fin 1777, quelque 18 ans après le débarquement en Inde, l’Atlas du Bengale quasi prêt pour la publication, le couple s’embarqua pour Londres avec une pension de 600 livres d’une Compagnie reconnaissante. James Rennell venait de fêter ses trente cinq-ans.

On se souvient de lui, non seulement comme d’une grande autorité de la géographie indienne, mais parce qu’il fut, comme le dit son biographe Clements Markham, « un explorateur sur terre et sur mer, un cartographe, un géographe de la nature, un géographe critique et comparatiste et un hydrographe. » Élu à la Royal Society en 1781 pour sa carte du Bengale, il suscita de nouvelles recherches et se lia avec beaucoup des grands explorateurs savants de l’époque, comme Sir Joseph Banks. Sa carte de l’Inde, d’abord parue en 1782, fut constamment remise à jour. En lui décernant en 1791 la Médaille Copley de la Royal Society, Banks déclara : « Je me réjouirais si je pouvais dire que les Bretons, qui aiment à être jugés à la pointe des progrès scientifiques par les peuples qui les entourent, pouvaient se vanter de disposer d’une carte générale de leur île aussi bien exécutée que le tracé donné par le major Rennell du Bengale et de Bahar [Bihar] ».

Ce n’était pas une exagération, mais s’agissant de l’Himalaya, lequel se trouvait à l’horizon comme sur ses notes à mesure qu’il remontait le Bengale, Rennell fut obligé de s’en remettre aux travaux antérieurs des arpenteurs et cartographes jésuites publiés dans l’atlas de D’Anville. Rennell ne tarissait pas d’éloges sur ce dernier. « Si l’on songe que cet excellent géographe ne disposait pour ainsi dire d’aucun matériau sur l’intérieur des terres de l’Inde, sauf de vagues itinéraires ou des récits de voyages, on est vraiment stupéfait de le trouver aussi bien décrit. » Pourtant, l’Himalaya dans ces deux cartes restait forcément fuligineux et incomplet. Rennell situa précisément Katmandou et la ville commerciale de Kuti, derrière la frontière du Tibet, mais les montagnes du Népal ne sont matérialisées que par une crête dentelée avec cette légende : « Neiges éternelles censées être une crête de l’Emmodus des Anciens », nom tiré de la carte de Ptolémée au IIe siècle.

Himalaya, Bruxelles, Nevicata, 2022, pp. 234-7


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