Guillaume Villeneuve, traducteur
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La recluse de Wildfell Hall

Parue sous le pseudonyme d’Acton Bell

samedi 8 mars 2008, par Guillaume Villeneuve


PRÉFACE DE L’AUTEUR À LA DEUXIÈME
ÉDITION

Tout en reconnaissant que le succès du présent ouvrage fut plus grand que je ne l’imaginais, et imméritées les louanges qu’il a suscitées chez quelques aimables critiques, je dois également admettre que certains l’ont condamné avec une dureté que j’anticipais tout aussi peu et dont mon jugement comme mes sentiments me persuadent qu’elle emprunte davantage à la cruauté qu’à la justice. Il n’appartient guère à l’auteur de réfuter les arguments de ses censeurs ni de justifier ses écrits ; mais l’on me permettra peut-être d’avancer ici les observations dont j’aurais préfacé la première édition, eussé-je prévu qu’il fallait ainsi se prémunir contre les interprétations erronées de tel lecteur partial ou de tel autre qui se contente d’un coup d’œil pour juger.

Mon propos, dans les pages qui suivent, n’était pas seulement de divertir le lecteur ; il ne s’agissait pas non plus de contenter mon goût personnel ni davantage de me faire bien voir de la presse et du public ; je souhaitais dire la vérité, car la vérité exprime toujours sa propre morale à qui sait la voir. Mais, puisque l’inestimable trésor est trop souvent caché au fond du puits, il faut du courage pour s’enfoncer à sa recherche, d’autant qu’on a toute chance de récolter plus de mépris et d’opprobre à plonger dans la boue et l’eau, que de remerciements pour le joyau exhumé ; de même, qui entreprend de nettoyer l’intérieur d’un célibataire négligent se verra davantage reprocher la poussière soulevée que félicité pour l’ordre qu’il instaure. Qu’on n’aille pas imaginer, cependant, que je me juge compétent pour réformer les travers et les injustices de la société, mais simplement que je contribuerais volontiers, à mon humble mesure, à œuvrer dans un but si désirable ; et si le public consent le moins du monde à me prêter l’oreille, je préfèrerais y chuchoter quelques salutaires vérités plutôt qu’abondance d’aimables sottises.

De même qu’on avait reproché à l’histoire d’Agnès Grey de rehausser à l’excès des couleurs cependant prises avec soin sur le vif, alors que je m’interdisais avec mille scrupules toute exagération, voici que le présent livre me vaut d’être tancé pour avoir dépeint con amore, avec un « goût morbide du vulgaire, sinon du brutal », des scènes dont j’ose dire qu’elles n’ont pas été plus pénibles à lire pour le plus délicat de mes critiques qu’elles ne l’ont été à décrire. Peut-être suis-je allé trop loin ; dans ce cas, je veillerai à ne plus donner derechef toute cette peine à mes lecteurs ou à moi-même ; mais lorsqu’on traite du vice et de caractères vicieux, je soutiens qu’il vaut mieux les peindre comme ils sont vraiment plutôt que comme ils voudraient l’être. Représenter le mal sous le jour le moins blessant, voilà sans doute la route la plus commode pour l’auteur de fiction, mais est-ce la plus honnête, ou la plus sûre ? Vaut-il mieux révéler les pièges et les chausse-trapes de la vie au voyageur jeune et irréfléchi, ou les couvrir de branches et de fleurs ? Ô lecteur ! Si l’on s’interdisait davantage ces délicates dissimulations des réalités, ces « Paix ! Paix ! » [1] chuchotés là où il n’y a pas de paix, péchés et souffrances ne toucheraient pas tant la jeunesse des deux sexes, réduite à extraire l’amère vérité de l’expérience.

Je ne voudrais pas que l’on croie que les agissements du malheureux vaurien, entouré de ses quelques compagnons de débauche dépeints ici, sont à mes yeux typiques des mœurs habituelles de la société – il s’agit d’un cas extrême et je n’imaginais pas qu’on puisse en douter ; mais de tels personnages existent, je le sais bien, et si j’ai détourné un jeune intrépide de leur emboiter le pas ou empêché une jeune écervelée de verser dans l’erreur très naturelle de mon héroïne, je n’aurai pas écrit ce livre en vain. Mais, parallèlement, si un lecteur sincère en retirait plus de douleur que de plaisir, s’il refermait le volume final sur une impression désagréable, je sollicite humblement son pardon car telle n’était pas du tout mon intention ; et je m’efforcerai de mieux faire une autre fois car j’aime procurer un plaisir pur. Mais qu’il soit bien entendu que je ne me limiterai pas à cela – ni même à produire « une œuvre d’art parfaite » : y consacrer mon temps et mes talents me paraîtrait un gaspillage. Les modestes talents que Dieu m’a donnés, je m’efforcerai de les faire fructifier au mieux ; si je puis divertir, je tâcherai aussi d’être utile ; et quand j’aurai l’impression que mon devoir m’enjoint d’exprimer une vérité désagréable, avec l’aide de Dieu, j’entends bien l’exprimer, quand même elle nuirait à ma réputation et ternirait le plaisir immédiat de mon lecteur et le mien.

Un mot encore et j’en aurai fini. S’agissant de l’identité de l’auteur, je voudrais affirmer hautement qu’Acton Bell n’est ni Currer ni Ellis Bell et qu’on ne saurait donc leur attribuer ses propres défauts. Quant à savoir s’il s’agit d’un nom réel ou d’un pseudonyme, cela peut-il beaucoup importer à qui ne le connaît que par ses ouvrages ? Aussi peu important, selon moi, le fait de savoir si ce nom est celui d’un homme ou d’une femme comme l’un ou l’autre de mes critiques affirment l’avoir découvert. Je prends l’hypothèse en bonne part, comme un compliment à la sûreté de trait de mes personnages féminins ; et bien que je ne puisse qu’attribuer l’essentiel de la sévérité de mes censeurs à ce soupçon, je ne tenterai pas de le réfuter car je suis pour moi assuré qu’un bon livre ne doit pas son excellence au sexe de son auteur. Tous les livres sont écrits – ou devraient l’être – pour être lus des hommes comme des femmes, et je ne vois pas pourquoi un homme se permettrait d’écrire ce qui serait vraiment déshonorant chez une femme, et pas davantage pourquoi l’on reprocherait à une femme d’écrire ce qui serait convenable et bienséant chez un homme.

Acton Bell,

le 22 juillet 1848

Inédite en français, placée en tête de la réédition de la traduction de La recluse de Wildfell-Hall par Georges Charbonnier et André Frédérique (1947) parue en 2008 chez Phébus.

Notes

[1Jérémie, 8, 11 (NdT)


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