Guillaume Villeneuve, traducteur
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Le Premier ministre (Anthony Trollope)

jeudi 6 septembre 2007, par Guillaume Villeneuve


Le Premier ministre d’Anthony Trollope est une fugue à deux sujets où s’entremêlent une histoire d’amour et celle d’une ambition politique. L’auteur y ménage tous les effets auxquels les grands compositeurs de fugues nous ont habitués - réponse, réexposition, strette, augmentation ou diminution - et ce sont eux, autant que l’intérêt intrinsèque du roman, qui suscitèrent l’exclamation fameuse de Tolstoï, allongé sur son divan et plongé dans le livre qui nous occupe : « Ce Trollope, il me tue avec sa maîtrise ! » [1]

Le Premier ministre est le duc d’Omnium, autrement dit Plantagenet Palliser (que nous avons appris à connaître dans Phinéas Finn) et l’histoire d’amour principale - il y en a d’autres - concerne un certain Ferdinand Lopez, épris d’une jeune fille de bonne famille, Emily Wharton. Ces trois personnages centraux vont permettre au romancier de traiter, sans lourdeur, de questions aussi graves que l’essence de la démocratie, toujours en danger de verser dans la démagogie, voire la dictature ; du racisme, par le truchement de Lopez, aux origines inconnues ; enfin de l’utopie, celle de Trollope, derrière son Premier ministre, d’un Trollope resté, en dépit de ses soixante et un ans à la parution de l’ouvrage (1876), toujours vert et singulièrement militant.

Il n’est peut-être pas inutile de se ressouvenir de l’Angleterre et de l’Europe, du tableau politique qu’elles offrent en ce XIXe siècle, auquel les trois Phinéas (Phinéas Finn, Les Diamants Eustace et Les Antichambres de Westminster) nous ont accoutumés : c’est notamment l’époque des Reform Bills, ces réformes du droit de vote dont la deuxième intervient en 1867 et la troisième en 1884 ; les syndicats, apparus dès 1824, possèdent - on a déjà fait sa connaissance - un affilié chez Trollope en la personne de M. Bunce. C’est aussi l’âge des révolutions, d’un intense bouillonnement de la spéculation politique, de Marx à Saint-Simon, de Kropotkine à Stuart Mill ; l’âge encore des nationalismes, impulsé par la glorieuse Révolution française et son hymne (« qu’un sang impur abreuve nos sillons »...) ; en 1876, aussi, alors que Disraeli, Premier ministre impérialiste et conservateur est à Downing Street (le libéral Trollope ne l’aime pas), la reine Victoria, cette dea abscondita dans l’univers de l’auteur, est à la veille d’être sacrée impératrice des Indes et la question irlandaise, le seul point aveugle de la réflexion trollopéenne, peut-être, commence à prendre une acuité douloureuse. Tel est donc, tracé à trop grands traits, le contexte où s’inscrit le roman, et ces questions, restées d’actualité, courent à l’arrière-plan des deux centres d’intérêt principaux.

L’habileté d’Anthony Trollope, « comme toujours préoccupé par la résolution d’un dilemme moral [2] », va consister à illustrer ses théories par un cas pratique, éventuellement à les infirmer ou à les relativiser : un mariage entre une bourgeoise et un homo novus est-il possible ? Le gouvernement d’un idéaliste au contact des contingences et des ambitions viles est-il viable ?

Le conflit politique, en effet, reflète les conflits de personnes et l’on peut esquisser plus d’une homothétie entre une histoire d’amour personnelle et celle d’un Premier ministre avec son pays ou son gouvernement. S’il ne manque pas une occasion de critiquer obliquement la Révolution française, ses bains de sang inutiles et prolongés [3], le romancier anglais, tout bourgeois qu’il est devenu, n’est peut-être pas si loin de Proudhon ou de John Stuart Mill qu’on pourrait le croire : dans la bouche de son Premier ministre, dénoncer l’étalage vulgaire de richesses pratiqué par Glencora sa femme, n’est-ce pas une façon élégante de dire « la propriété, c’est le vol » ? Il reste animé, en tout cas, d’une postulation utopiste, comme ses personnages Emily Wharton et Plantagenet Palliser.

La première, contre les principes de son milieu, de son père qui dénonce en Lopez « ce fils noiraud de Judée », de son oncle Sir Alured Wharton, entiché de son nom et de sa noblesse, mais d’une ignorance historique crasse, décide d’accueillir un inconnu, un étranger, au nom de l’amour, un peu comme dans un autre roman - Trollope s’en explique dans son Autobiographie [4] -, il avait fait s’épouser une lady et un tailleur. Si la femme, pour lui, est toujours exposée à la tentation du renoncement - Emily y succombera plus tard -, elle est mue par un grand désir de liberté : Glencora ou Mme Gœsler - désormais Mme Phinéas Finn - portent haut les couleurs de l’émancipation féminine, débattent du droit de vote et se demandent pourquoi une femme riche abdiquerait sa liberté par un mariage [5]. Hélas, tout comme Lady Laura épouse de Robert Kennedy, Emily a fait un mauvais choix et connaîtra une violence et une tyrannie conjugales féroces, de celles qui aboutissent au viol légal commis par Soames sur sa femme dans la saga de l’homo trollopicus qu’a livrée Galsworthy. En attendant, elle trouve Lopez, ainsi qu’elle le dit à son père, « plus instruit que les gens de son milieu », quoique « son nom soit étranger » de même que son créateur avait soutenu le Nord anti-esclavagiste dans la guerre de Sécession américaine ou qu’il souhaita, dès 1877, voir donner le droit de vote aux Noirs d’Afrique du Sud [6]. À la « diction incertaine du gentleman anglais », elle préfère sans vergogne « la langue agile de quelque race latine inférieure ».

À l’utopie d’Emily correspond donc celle, strictement politique, du Premier ministre. Premier ministre de coalition, comme d’autres le sont de cohabitation, sujet lui aussi à la tentation du repli technocratique (sa marotte est de doter la Grande-Bretagne d’un système monétaire décimal), il se bat contre le matérialisme, la spéculation, les politicards, les ambitions personnelles, les démagogues... Plantagenet Palliser se moque, avec l’auteur, des grandeurs d’établissement (« un siège de député n’a jamais fait de quiconque un gentleman », dit M. Wharton), des Gunner et des Pountney « qui nourrissent la conviction bien établie d’avoir réussi dans la vie parce qu’ils dînent trois fois par semaine avec des pairs et des pairesses » ; il s’épouvante de « la corruption absolue qui doit résulter nécessairement de la confusion de la politique et du commerce [7] » ; il renonce, dans la circonscription familiale de Silverbridge, à tout trafic d’influence ; il revendique une responsabilité - et donc une culpabilité - totale car il doit pouvoir « justifier chacun de ses pas [8] » ; quand se posera enfin le problème de l’attribution d’une nouvelle Jarretière, il se refusera à la décerner à tel « nouveau marquis désormais immensément riche et donc très honoré », mais la donnera bien plutôt - ce chapitre (LXIV) est l’un des sommets de l’art de Trollope, de son humour et de ses nuances - au comte d’Earlybird qui a bien mérité de la patrie et de l’humanité, vieux monsieur qui vit dans la joie de l’anonymat. Tout opposée, la carrière d’un Orlando Raz-de-Marée qui, faute de « connaître ses limites », trop sûr de lui, ne sait que détruire, est par principe « contre ». Pour Trollope, comme pour son Premier ministre, la démocratie ne se conçoit pas sans une bonne connaissance des institutions politiques (c’est l’une des ambitions du cycle des romans politiques que d’aider à la dispenser - cf. son Autobiographie, p. 155), connaissance dont il reprochait à Dickens de manquer cruellement ; c’est préparer la dictature que de ne pas maîtriser les règles du jeu politique. Croyons-en l’Angleterre sur parole, ce berceau de la démocratie, de la séparation des pouvoirs, seule vraie « patrie des droits de l’homme ».

Hélas, l’Aristide qu’est le duc d’Omnium, bien que doué de la justice qui « rend divine la vie passée dans le pouvoir, la fortune et l’autorité [9] » échouera, échec qui lui confère, certes, une véritable humanité, mais échec qui est celui de la justice face aux médiocres, aux Quintus Slide et à leurs torchons tissus de calomnies, à leurs reproches d’avoir « livré Ferdinand Lopez aux chiens »... Tout est permis « quand on s’attaque au Premier ministre et à un duc [10] ».

La vérité, c’est que ce Lopez s’est jeté sous un train (un peu avant Anna Karénine, notons-le) ruiné par les spéculations et le matérialisme, le seul suicidé - avec Melmotte, autre spéculateur - de l’univers de l’auteur. La maîtrise de la construction paraît avec éclat dans la peinture des délires de Lopez, de sa paranoïa croissante, émouvante, de sa logique intime imparable mais qui tourne à vide. Trollope excelle dans l’usage du style indirect libre, le plus incisif instrument exploratoire de la psyché, l’équivalent du monologue intérieur d’une Woolf ou d’un Joyce. Très honnêtement, il nous permet de trouver quelques raisons à Lopez, même s’il ne fait pas mystère de l’objet de sa sympathie. Ainsi Emily et Lopez perdent-ils la tête simultanément devant le rival heureux Arthur Fletcher, ainsi la stupéfaction de Parker dans les premières pages trouve-t-elle un écho dans les dernières, ou la nuit précédant le départ de Lopez à Silverbridge préfigure-t-elle celle précédant le suicide. Comme le remarque sa biographe Victoria Glendinning, ses conversations entre femmes intelligentes, (telles Glencora et Mme Max), ont un caractère allusif et elliptique incroyablement moderne [11]. Ou encore c’est une simple incise, dont le raccourci nous laisse pantois : « Oui, Locock, je vais me coucher [12]. »

La vérité, c’est que l’art politique, comme celui du mariage, est l’art du possible. Et si l’égalité est bien une « béatitude » souhaitable, si la théorie politique de Trollope reproduit sa théorie d’écrivain - on écrit parce qu’on a quelque chose à écrire, on réforme parce qu’il y a à réformer (on n’écrit pas pour écrire et on ne réforme pas pour réformer) -, si sa critique du trafic d’influence en politique évoque celle de la critique littéraire dans l’Autobiographie, « les mesures importantes à prendre n’existent pas, en fait », comme l’affirme Marie Gœsler-Finn au politicien endurci qu’est Barrington Erle [13]. Cette position, où il faut voir celle de Trollope, rappelle la formule du Premier ministre Robert Cecil, lord Salisbury, pour qui les sociétés humaines étaient des organismes fragiles auxquels il fallait toucher le moins possible [14]. Guy Debord n’a-t-il pas écrit qu’« aucun bon analyste stratégique ne peut ignorer, depuis plusieurs siècles, que le moment le plus dangereux pour un mauvais gouvernement est justement celui où il entreprend de se réformer [15] » ?

En définitive, ainsi que l’avait précisé d’emblée Thomas More, l’utopie est aussi une eutopie [16], l’endroit qui n’existe pas a valeur de bon lieu, le monde politique rêvé par le jeune duc d’Omnium (« celui qui a tout », en latin) est asymptotique, toujours vainement poursuivi par le monde réel comme la deuxième voix d’une fugue, mais toujours souhaitable. L’humour consiste à s’accommoder de ce réel et des faiblesses humaines : Lopez est damné à cause de sa cupidité, de ses mensonges, bref parce qu’il n’est pas un gentleman - qui pourrait être pauvre -, et non parce qu’il n’est pas « l’un d’entre nous », pour reprendre l’expression mitfordienne [17], non pas parce qu’il n’est pas un bourgeois. De toute façon - et c’est l’un des articles de foi du romancier -, les universaux n’existent pas, pas plus que les classes : Mme Parker est aussi humaine et convenable qu’Emily, qui d’ailleurs ne s’y trompe pas. Le Premier ministre est aussi rongé d’anxiété que l’ouvrier, que l’homme de lettres suspendu à son fil de funambule ; ils caressent un seul espoir : avoir eu leur « modeste utilité », les deux derniers mots du livre.

Donné en postface à ma traduction du Premier ministre d’Anthony Trollope, Paris, 1995. Tous droits réservés

Notes

[1Cité par C. P. Snow dans son Trollope, Londres (1975), p. 107

[2La formule est de C. P. Snow, op. cit., p. 166

[3« ... de ce côté de la Manche, nous avons appris à haïr le mot d’égalité à cause d’absurdes et néfastes tentatives effectuées ici et là pour en proclamer la réalité à traits de plume ou à coups de ciseau sur une pierre. » C’est le duc qui parle, chapitre LXVIII.

[4Le roman s’intitule Lady Anna ; cf Autobiographie, trad. G. Villeneuve, Paris (1994), p. 275

[5Chapitre XI

[6Cf. la biographie de Victoria Glendinning, Trollope, Londres (1992), p. 455

[7Chapitre LXII

[8Chapitre LI

[9Plutarque, Vie d’Aristide, VI, 4

[10Chapitre LXII

[11Glendinning, op. cit., p. 469

[12Chapitre XI

[13Chapitre XI

[14A. Maurois, Histoire d’Angleterre, Paris (1963), vol. II, p. 277.

[15G. Debord, Cette mauvaise réputation, Paris (1993), p. 56

[16Cf. l’essai de M. I. Finley, « Utopianism ancient and modern », recueilli dans The Use and Abuse of History, Penguin 1990, p. 178

[17« Not one of us » ; cf Duc de Bedford, The Book of Snobs, Londres (1977), p. 11


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