Guillaume Villeneuve, traducteur
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Beau Brummell... (Virginia Woolf)

Vers une critique de la schizophrénie

jeudi 6 mars 2008, par Guillaume Villeneuve


Les sept essais réunis dans ce recueil sont extraits du Common Reader Second Series, paru en 1932. Les deux volumes du Common Reader - "le lecteur ordinaire" [1] - parus en 1925 et 1932, représentent l’essentiel de l’entreprise critique de Virginia Woolf ; l’essentiel du point de vue qualitatif, mais non quantitatif puisqu’elle écrivit quantité d’essais parus à titre posthume, dont certains ont été traduits en français en 1962 par Rose Celli et regroupés sous ce titre : L’art du roman ; et plus récemment par Sylvie Durastanti sous ce titre : Les fruits étranges et brillants de l’art. [2]

Ce Manuel de lecture - pourquoi ne pas reprendre la judicieuse traduction proposée par Germaine Beaumont dans son édition du Journal d’un Écrivain ? - était en fait l’aboutissement d’une ambition de longue date. Dès le 20 juillet 1925, Virginia Woolf note dans son Journal qu’elle voudrait "réunir des documents pour une Vie des Obscurs qui consisterait à raconter toute l’Histoire d’Angleterre, une vie obscure après une autre". Elle y repense à intervalles réguliers : le 28 février 1927, "J’ai déjà un plan pour me procurer des documents historiques et écrire mes Vies des Obscurs" ; ou encore, le 22 septembre 1928 : "Ne devrais-je pas me documenter pour ce livre qui s’appellerait : La vie des Obscurs ?" Les essais que nous présentons ici peuvent se lire comme des fragments de cette entreprise - à l’exception de La nièce d’un comte, sans doute, où Virginia Woolf aborde un problème esthétique de fond : l’Art se conçoit-il dans une démocratie véritable ? - Gabriel Harvey, les deux pasteurs Woodforde et Skinner, Hazlitt, dans l’ordre chronologique, sont des Obscurs qui apportent avec eux, l’un après l’autre, un peu d’Histoire d’Angleterre ; et quant aux personnages fameux, Donne et Brummell, leur gloire leur fait peut-être une ombre que des noms oubliés aideront à dissiper.

C’est donc à une critique résolument biographique que nous avons affaire. Elle s’impose pour Gabriel Harvey, pour les deux pasteurs que nous ne connaissons que par leur memorandum ou leurs Journaux ; quant au Beau Brummell, le personnage est par excellence sujet à traitement biographique - sa Vie s’insère d’ailleurs dans un ensemble de quatre courts portraits, consacrés autour de lui à des caractères contemporains. Empressons-nous de dire que Virginia Woolf ne conçoit pas la biographie autrement que les Anciens. S’il faut exposer des faits, il ne s’agira pas de dates (la seule date à figurer dans le portrait du Beau Brummell est vaguement inexacte et Virginia Woolf l’avoue elle-même !). Les faits du biographe, elle les définit comme Suétone : "portait-il des bottes lacées ou à élastiques ? comment se mouchait-il ?" [3] Ce qui importe, c’est le fait suggestif. Mais le lecteur français, familier du Contre Sainte-Beuve, s’il donne carte blanche à Virginia Woolf pour nous présenter des Obscurs, s’indignera peut-être qu’elle veuille réduire la création artistique d’un Donne ou d’un Hazlitt aux paraphernalia biographiques, qu’elle se situe aux antipodes de la position proustienne : la création est inexplicable matériellement. Virginia Woolf obéit à sa vision : pour l’écrivain qu’elle est, ce qui reste des écrivains qui furent doit être condensé jusqu’à ressembler à l’une de ses créations. Et s’il lui fallait soumettre son sujet à un traitement biographique, faire de tel ou tel un quasi personnage de roman, il ne faut pas oublier sa résolution du Premier Manuel : "les personnages ne sont que des points de repère ; il faut éviter les personnalités à tout prix." (Journal, 5 septembre 1923).

Il ne s’agissait pas d’un vœu pieux, bien qu’elle fût consciente de sa tendance naturelle à caractériser - mais l’essentiel n’est-il pas délicieusement dit de la femme de Hazlitt : "Bonne marcheuse et lucide, Mme Hazlitt ne se faisait pas d’illusions sur son mari" ? - le croire serait négliger ce que sa critique a de plus novateur : la nouvelle critique qu’elle cherche à promouvoir en Angleterre doit être une étude de la schizophrénie. Elle n’est pas seule à l’entreprendre ; son confrère et ami bloomsberry, Lytton Strachey, accomplit au même moment une démarche parallèle : "L’art de la biographie semble traverser une mauvaise passe en Angleterre, écrivait-il dans sa préface aux Eminent Victorians ; nous avons eu, c’est vrai, quelques chefs d’œuvre, mais nous n’avons jamais eu, comme les Français, une grande tradition biographique ; nous n’avons eu ni Fontenelle ni Condorcet, avec leurs incomparables éloges, ramassant en quelques pages brillantes les existences multiples des hommes." Le mot important, c’est cette multiplicité dans l’existence, ou cette véritable schizophrénie sur laquelle se penche Virginia Woolf, qu’il s’agisse des deux Harvey - "Harvey-qui commettait des impairs parmi les hommes et Harvey-qui restait sagement assis parmi ses livres", des deux Woodforde, de l’anti-Brummell qui triomphera si tragiquement de son double, ou des "deux esprits" de William Hazlitt. Et juste comme le Premier Manuel avait vu le jour en même temps qu’un roman capital, Mrs Dalloway, ce Second Manuel parut juste après Les Vagues, c’est-à-dire après cette cantate à six voix où son but n’était pas d’avoir des personnages (Journal, 5 octobre 1931) mais de transcrire des éclatements suivis de communion fugitive. Un mois après la parution de Vagues, elle écrit : "Je travaille dur, à ma manière, pour mettre au point deux longs articles sur les Élisabéthains [traduits ici] qui doivent paraître en tête d’un nouveau Manuel de lecture..." (16 novembre 1931). Et sa manière impliquait non seulement des recherches, mais aussi tout un vaste programme de relectures dont l’ampleur laisse pantois : relire l’Odyssée en grec lui paraît nécessaire pour parler des Élisabéthains - note du 28 août 1922 - pour se mieux pénétrer de leur esprit aventureux.

Mais comment arriver à être soi-même ? Comment, même obscur, même nanti de personnalités éclatées, éviter que le feu du dernier jour ne fasse "retourner à la poussière" notre visage, que le fondeur de Peer Gynt ne vienne refondre notre être ? Car tel est bien le message, en dernière analyse, de cette critique biographique : c’est celui de l’Ibsen de Peer Gynt : "être soi-même". John Donne, Harvey, Hazlitt, Skinner ont su l’être et en ce sens ont vaincu la vie. Tandis que d’un Woodforde au contraire, "la vie fit tout ce qu’elle voulut". C’est, sous la plume de Virginia Woolf, une grave condamnation. Or être soi-même est devenu très difficile : notre critique place le jour funeste à l’articulation du XVIIIe et du XIXe siècles. Avec des phénomènes comme le commerce triangulaire est née la mauvaise conscience occidentale, et le Révérend Skinner le savait. Au XVIIIe siècle, "les esprits étaient ouverts, et non refoulés comme maintenant" (16 juin 1923), et ce sont "la corruption et l’obésité" qui, en s’emparant du XVIIIe, l’ont "gonflé en une sorte de ballon efflorescent" (14 mai 1933). Ces deux citations, distantes de dix ans, montrent à quelle profondeur l’idée était ancrée chez Virginia Woolf. Aussi n’est-il pas étonnant que le théâtre de ses plus belles réussites descriptives soit le XVIIIe où l’on était soi-même. Peut-être le chef d’œuvre en est-il son essai sur Chesterfield - l’auteur des Lettres à son fils, Philip - qui n’a pu trouver place dans ce recueil :

"Ainsi construit-il peu à peu la figure de l’homme parfait - l’homme que Philip peut devenir, il en est persuadé, si seulement il veut - et c’est ici que lord Chesterfield prononce les mots qui vont colorer son enseignement d’un bout à l’autre - cultiver les Grâces (...) Les Grâces dominent la vie humaine en ce monde. Leur service ne peut se négliger un instant. Et ce service est assurément exigeant. Car voyez ce qu’implique cet art de plaire. Pour commencer, on doit savoir comment entrer dans une pièce et puis savoir comment en sortir. Bras et jambes étant d’une notoire perversité, cela requiert à soi seul une dextérité remarquable. Ensuite, on doit s’habiller de manière à ce que ses habits semblent à la mode sans être neufs ou frappants ; les dents doivent être parfaites ; la perruque sans reproche ; les ongles taillés en demi-cercle ; il faut savoir découper la viande, danser, et, art presque aussi sublime, être capable de s’asseoir gracieusement dans un fauteuil. Cela est le b a ba de l’art de plaire. Venons-en au langage. Il est nécessaire de parler au moins trois langues à la perfection. Mais avant d’ouvrir les lèvres nous devons prendre une précaution supplémentaire : nous devons prendre garde de ne jamais rire. Lord Chesterfield lui-même ne riait jamais. Il souriait."

Pourtant, ce succès absolu - arriver à être soi-même - ne va pas sans ambiguïté. Tout se passe comme si l’Obscur - et les plus fameux sont promis à des millénaires d’obscurité - devait aussi être un raté. Les belles vies ressemblent à des échecs. Virginia Woolf prévoyait-elle son suicide ? Elle ne nous émeut jamais davantage que lorsqu’elle peint un personnage tragique. Le Beau Brummell fut beau parce qu’il échoua, et lord Chesterfield, une fois son fils mort après une mésalliance et l’échec d’une éducation exemplaire, le plus grand de tous parce que ses derniers mots furent une politesse :

"Le comte accusa le choc en gentleman. Sa lettre à sa belle-fille est un modèle d’urbanité. Il entreprit l’éducation de ses petits-enfants. Mais il semble, à partir de ce moment-là, avoir regardé son sort avec quelque indifférence. Il ne se souciait pas vraiment de vivre ou de mourir. Mais jusqu’à la fin même, il se soucia des Grâces. Ses derniers mots sont un tribut en hommage à ces déesses. On entra dans la pièce où il s’éteignait. "Qu’on donne un siège à Dayrolles" dit-il. Et il ne dit plus rien."

Évaluer la critique woolfienne, cinquante ans et davantage après sa parution, revient désormais au lecteur français dans la mesure où le traducteur ne l’a pas trahie. Qu’il sache cependant que d’aussi sagaces personnages que G. Lowes Dickinson, professeur à Cambridge dans les années vingt, et Thomas Hardy, avaient salué en l’auteur du Premier Manuel de lecture "le meilleur critique de langue anglaise, humoristique, spirituel, profond". "Mme Hardy arrive à point pour me dire que Thomas lit et se fait lire mon Manuel de lecture avec grand plaisir." (Journal, 9 mai et 1er juin 1925).

Donné en préface à Beau Brummell et autres essais, Paris, 1985. Épuisé. Tous droits réservés.

Notes

[1"Je me réjouis de faire assaut avec le lecteur ordinaire ; car c’est le bon sens des lecteurs, libres de préjugés littéraires, qui, après tous les raffinements de la subtilité et le dogmatisme du savoir, doit décider de la validité des distinctions poétiques." Dr Johnson, Vie de Gray

[2Paris, 1983. Auxquels il conviendrait d’ajouter, vingt-trois ans plus tard, plusieurs titres, dont Le commun des lecteurs, traduction de Céline Candiard, Paris, 2004 (note de mars 2008).

[3Cf. The art of biography, recueilli dans The death of the moth, 1942.


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