Guillaume Villeneuve, traducteur
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La loi contre le créateur de beauté

dimanche 2 septembre 2007, par Guillaume Villeneuve


Wilde fut mal défendu par son conseil, Sir Edward Clarke, et ne comprit pas quant à lui que plus il se faisait brillant, amusant, spirituel, plus le jury le détestait. Lord Alfred Douglas, doté malgré son jeune âge de plus de dons oratoires qu’aucun conseil, aurait arraché l’acquittement de son ami si Clarke avait eu l’intelligence de l’appeler à la barre. Si Alfred Douglas avait pu dépeindre son père sous son vrai jour, comme un gredin brutal et quasi insane, l’image qu’en avait le jury, celle d’un tendre père protégeant son jeune fils de l’influence corruptrice d’un sodomite invétéré, se serait pulvérisée et lord Queensberry n’aurait pas été acquitté dans le procès en diffamation que Wilde lui avait malencontreusement intenté.

Le soir-même où l’accusation contre le marquis de Queensberry échoua, Oscar Wilde fut arrêté dans la suite de lord Alfred Douglas au Cadogan Hotel de Sloane Street. À en croire Douglas, Wilde ignorait tout des cours de justice et se trouvait dans la situation (généralement décrite comme idéale par les juges) d’être “entièrement dépendant de ses conseillers juridiques”, état dont il est difficile d’imaginer qu’il puisse en exister de pire de ce côté de l’Enfer. Alfred Douglas allait lui rendre visite chaque jour à la prison de Holloway où son ami, en détention provisoire, attendait son procès. Séparé par un couloir d’environ un mètre parcouru en tous sens par un gardien, le visiteur devait hurler pour se faire entendre dans un brouhaha de voix angoissées. Oscar était un peu sourd. Il entendait à peine ce que disait Alfred ; il le regardait simplement et les larmes lui dévalaient les joues.

Voici donc deux amis, ayant tous deux bon cœur, des manières exquises et doués au plus haut degré de sensibilité esthétique. Et voici en face l’Angleterre bouffie du XIXe siècle, à l’hypocrisie bienfaisante, qui pendait jusqu’à récemment des petits garçons et des petites filles pour le vol d’une cuiller, et crachait maintenant son venin contre celui qui avait osé étaler son mépris pour ses règles et sa suffisance.

Qu’Oscar Wilde fût largement responsable du mauvais pas où il s’était fourré ne lui apparaissait pas aussi clairement qu’à nous qui ne partageons pas ses goûts. N’eût-il pas effrayé le public britannique en élevant son paradis homosexuel privé au rang de philosophie de la vie, se fût-il contenté de le tancer, tel Shaw, pour son hypocrisie sociale, il aurait fini par s’attirer son respect. Mais le public, imaginant que l’esthétisme wildien visait à faire de la sodomie la fondation de la vie familiale anglaise - pour ne rien dire de sa finance - se dressa contre lui comme une muraille parce qu’il lui semblait - qu’il s’agisse des négociants, des évêques ou des marchandes des quatre-saisons - que l’institution familiale, quoique mitraillée par Bernard Shaw, ne serait pas réformée, pour autant qu’on sût, avec un profit durable pour la nation, sur une base homosexuelle. Les êtres dénués d’imagination supposent que toute nouvelle théorie présentée avec vigueur vise à renverser l’ordre existant, en oubliant cette vérité qu’elle ne fait que réagir au conformisme auquel elle apporte, au plus, un certain correctif ; en ce sens, elle contribue à la richesse et à la variété de l’existence. Ajoutons du reste que la respectabilité a le cul lesté de plomb : quelque renversée qu’elle soit, elle se rétablit toujours.

Wilde, déraisonnablement offensé par la carte de visite de lord Queensberry qui le qualifiait, avec une curieuse prudence, une nuance précautionneuse, d’”Oscar Wilde posant au somdomite”(sic), tomba dans le piège. Étant donné que Queensberry le définissait comme quelqu’un posant simplement au pervers, tout se passe comme si Oscar s’était froissé du reproche suggéré d’aspirer à un titre qu’il ne possédait pas de plein droit. Il n’était guère nécessaire qu’il prît ombrage, étant bien un sodomite, de ce qu’on lui dise qu’il ne faisait que prétendre être ce dont on ne l’accusait pas.

Voici donc Oscar Wilde, au faîte de son succès dramatique, Un mari idéal et De l’importance d’être Constant joués à guichets fermés, sur le point de faire fortune et de couronner sa réputation de dramaturge le plus spirituel de l’époque. Le voici, le brillant et charmant Oscar, se levant dans sa loge pour répondre aux cris de “L’auteur ! L’auteur !”, pour expliquer, tandis que s’effaçaient les clameurs devant une attention polie : “L’auteur ne peut venir saluer car il vient de quitter le théâtre”. Et de tout miser sur la possibilité utopique de s’entendre avec ce gredin de marquis qui le poursuivait dans le théâtre avec des bouquets de carottes et lui rendait par ailleurs la vie odieuse à Londres.

La situation était aussi pathétique qu’absurde. Oscar Wilde, snob insondable qui aurait bien aimé que le titre de chevalier de son père, gagné dans une clinique dublinoise, passât pour un titre antique de baronnet, qui préférait évoquer le temps où il était à Magdalen plutôt qu’à Oxford, et qui n’avait jamais oublié le mépris cinglant avec lequel George Nathaniel Curzon lui avait demandé avec arrogance au nom de quoi lui, Wilde, utilisait un nous quand il parlait de l’aristocratie, ce même Oscar avait bien sûr été enchanté de faire la connaissance du huitième marquis de Queensberry, alors même que celui-ci menaçait de lui donner le fouet. Attiré par le jeune lord Alfred Douglas, par son nom tout autant que par sa beauté, il n’était pas hostile à l’idée de se faire un ami de son père, malgré sa fruste gredinerie, à cause de son marquisat. Bien que celui-ci menaçât partout de fouetter Oscar Wilde s’il le trouvait dînant avec “Bosie”, lorsqu’il tomba effectivement sur eux au Café Royal il consentit, à l’invitation de son fils, à quitter sa table pour les rejoindre. Le célèbre dramaturge flatta le pair dément en déférant à son goût notoire pour l’agnosticisme. Queensberry était une vraie brute et, n’eût-il été destiné par la naissance à une pairie écossaise, il se serait sans doute illustré comme voleur de grand chemin. Sans être accablé d’un excès d’intellect, il prétendait avoir découvert des béances dans le christianisme qu’il s’enchantait d’exposer à quiconque était contraint de l’écouter. Excédé par la conversation paternelle, peut-être peu enchanté de découvrir tant d’hypocrisie inattendue dans la bouche de son ami, Bosie les laissa en tête-à-tête. Wilde et Queensberry paraissaient captivés par leurs dénonciations concurrentes de la religion comme une vaste escroquerie. Et Bosie, osant espérer qu’il avait anéanti une fois pour toutes l’objection paternelle à son amitié littéraire avec le brillant Oscar Wilde, se leva enfin et quitta la table.

Il était quatre heures de l’après-midi passées, et Oscar et son père étaient plongés dans une confirmation animée de ce qui semblait être un avis identique, présageant une durable solidarité. On n’ose imaginer Wilde, enchanté d’avoir harponné un vrai marquis et soucieux de faire la meilleure impression, déférant aux grossièretés de Queensberry, acquiesçant par quelques saillies brillantes pour ne pas sembler trop obséquieux, cependant que le vieux raseur de club, ravi d’avoir l’oreille d’un personnage réputé brillant, multipliait les doutes gras et salaces sur la question de la naissance virginale du Christ.

Puis Bosie reçut une lettre de son père. Ce dernier affirmait ne plus voir d’objection à son amitié avec Oscar Wilde, un type tout à fait charmant et cultivé, un homme de génie et un brillant orateur. D’ailleurs, Queensberry se voyait approuvé par ses amis lord et lady de Grey, qui étaient eux aussi amis d’Oscar Wilde et s’en portaient garants à tous égards.

Aussi Bosie fut-il stupéfait quand, un mois plus tard, son père s’opposa derechef à son amitié pour Wilde en réitérant sa menace de fouetter le dramaturge. La constance et la cohérence n’avaient jamais été le propre du marquis boxeur. Le frère aîné de lord Alfred ne s’était-il vu offrir une pairie par lord Rosebery et un siège à la Chambre des lords alors que leur géniteur Queensberry, pair écossais, en était exclu, essentiellement à cause d’un agnosticisme tonitruant ? Or le marquis, dont l’héritier redoutait qu’il ne s’offusque de cette érection, se déclara au contraire fort honoré, écrivit des lettres de remerciements à la reine, à Gladstone et à Rosebery, mais la chose une fois faite, il partit pour Hombourg, où lord Rosebery était en convalescence, et se mit à faire les cent pas devant ses fenêtres en agitant un fouet pour l’en fustiger lorsqu’il sortirait.

Et c’est ce gangster fou qu’Oscar Wilde prit au sérieux, au détriment de ses jours et de ses années, en privant la scène anglaise d’une demi-douzaine peut-être de pièces encore plus étincelantes que De l’importance d’être Constant, émaillées d’essais aussi exquis qu’Intentions.

Et voilà, son procès s’étant retourné contre lui, qu’il se tenait sous le crachin, menotté à un gardien, attendant un train qui l’emmènerait à la prison de Wormwood Scrubs. Tel était l’homme qui avait défini l’artiste comme un créateur de beauté, qui avait conseillé au confrère se plaignant que son livre se heurte à la conspiration du silence, de s’y associer, celui qui avait étincelé, été le maître du verbe, n’avait nui à personne mais qui était soudain devenu la cible de l’animosité de toute une nation. Il était debout sur le quai inondé de pluie, sans chapeau, criminel condamné enchaîné comme un fauve, quand un gentleman victorien, momentanément oublieux de l’enseignement du Christ sur le jet de la première pierre, à moins qu’il ne considère n’avoir jamais péché, vint à lui, et, pour s’acquitter de sa dette aux convenances, cracha au visage du poète.

Texte extrait de God’s Fifth Column, a biography of the age, 1890-1940, ouvrage posthume, Londres, 1981. Inédit en français.


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