Guillaume Villeneuve, traducteur
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Chez lady Ottoline Morrell, dans sa maison de Londres

vendredi 17 août 2007, par Guillaume Villeneuve


On se pressait la plupart du temps aux jeudis de lady Ottoline. Il y avait des habitués, notamment deux poètes irlandais, George Russell (A.E.) et James Stephens. Le premier avait l’air de vivre au sein de sa barbe brune et buissonneuse comme un esprit lumineux hantant une sombre forêt. Il était intarissable sur le mysticisme indien, mais, paradoxalement, on le respectait surtout parce qu’il avait la réputation d’être un excellent économiste. James Stephens ressemblait à un gnome fort loquace. On ne voyait pas chez Ottoline que des écrivains et des poètes irlandais ou anglais, mais aussi des scientifiques et des philosophes. Julian Huxley et sa femme Juliette étaient de fréquents visiteurs. Bertrand Russell était l’un de ses plus vieux amis. C’est chez elle que je fis la connaissance d’Aldous Huxley qui, remarquant que nous avions à peu près la même taille, me regarda d’un air songeur et me dit : « Vous et moi n’avons pas la taille idoine pour la tâche que nous souhaitons accomplir. Les grands génies créatifs sont trapus et robustes, des natures pykniques [1] presque totalement dépourvues de cous éloignant les nerfs du corps des centres cérébraux. Balzac, Beethoven jadis comme Picasso aujourd’hui, n’avaient pas de grandes carcasses voûtées à traîner partout. Il n’y avait pas de gouffre qui divisât leurs esprits de la communication immédiate des sens. »

Elle donnait des thés à d’autres moments que le jeudi, pour des groupes plus réduits. C’est en cette circonstance que je fis la connaissance de W. B. Yeats. Ce dernier, âgé de soixante-dix ans, avait quelque chose de l’étudiant des Beaux-Arts attardé, la tête hirsute, pendante, le regard ébloui, gris et aveugle. La première fois, il me dévisagea fixement : « Que pensez-vous, jeune homme, des “Sayers” ? » Décontenancé, je répondis que je n’en avais rien lu. « Les “Sayers”, répéta-t-il. Les “Sayers”. »

[...]

Après le thé, j’écoutai, soulagé de ne pas avoir à prendre part à la conversation, et Yeats s’assit sur le sofa avec Virginia Woolf pour lui expliquer comment son roman, Les Vagues, traduisait dans le domaine littéraire l’idée des pulsations de l’énergie parcourant l’univers, idée commune aux théories modernes des physiciens et aux découvertes récentes de la recherche psychique.

Extrait de l’Autobiographie, Paris, 1993, pp. 228-9

Notes

[1D’après la théorie de Kretschmer des types physiques et psychologiques. Le type pyknique est massif, voire corpulent, et cyclothymique au mental. (NdT)


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