Guillaume Villeneuve, traducteur
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La féminité orientale

dimanche 13 avril 2008, par Guillaume Villeneuve

Seule vraie féminité ?


Les quatre femmes qui constituent le sujet de ce livre pourraient passer pour des ombres nordiques papillonnant sur un paysage méridional. Toutes, elles venaient d’Occident, du ciel d’Europe tirant de plus en plus vite vers le gris du XIXe siècle où la désintégration des femmes en tant que telles, au siècle suivant, s’annonçait déjà. Pourtant, bien que de natures, de milieux et d’origines fort différentes, elles avaient toutes ce point commun - chacune trouva en Orient des horizons rayonnants d’émotion et d’audace qui selon elles quittaient désormais l’Occident. Chacune, à sa façon, se servit de l’amour comme moyen d’expression individuelle, de libération et d’accomplissement dans cette radieuse périphérie.

Bien des femmes, en particulier des Anglaises, ont été enthousiasmées par la légende orientale ; elles ont suivi l’étoile du Levant partout où elle leur faisait signe. Pour de grands voyages ou de petits parcours ; en voyageuses ou en touristes ; en excentriques comme Lady Hester Stanhope ou en orientalistes comme Gertrude Bell ou Freya Stark. Mais les femmes que j’ai choisies sont moins intellectuelles, ce sont des femmes dont les réussites se situent sur un plan purement émotionnel et qui, malgré toute leur audace, virent chacune l’Orient d’un point de vue entièrement personnel ou subjectif.

[...]

C’est l’époque où l’Occident prit soudain conscience des aspects romantiques de l’Orient. Au XVIIIe siècle, on y avait vu une toile de fond fabuleuse ; un décor de scène pour l’Enlèvement au sérail de Mozart, rempli de turbans vertigineux et de manigances tourbillonnantes accordées aux élégants salons de Versailles et de la Hofburg où il fut d’abord applaudi. Mais ces échos tintinnabulants eux-mêmes s’étaient évanouis quand parut le XIXe siècle et que les poèmes de Byron enivrèrent un public avide. À présent, on voyait un autre Orient, plus provocant, bien qu’on le dépeignît avec une subjectivité tout aussi grande. Les décasyllabes satiriques s’effaçaient devant les grandeurs sauvages. Les voyageurs comme le prince Pückler Muskau ramenaient des récits pleins d’Arabes chevaleresques et des splendeurs de l’hospitalité orientale. Très loin, au-delà des steppes, Pouchkine s’enchantait de l’exotisme des légendes de Crimée et Lermontov lui succèderait en écrivant sur les bandits du Caucase. Peu après, des cimeterres constellés de pierreries se mirent à orner les demeures campagnardes les plus prosaïques et les Valses du Mamelouk trônèrent sur chaque pianoforte. Ingres et Delacroix couvrirent d’immenses toiles de scènes voluptueuses où, sous les étendues d’exotisme et de couleur locale, pointaient les réalités les plus dérangeantes de chair et de sang. Il faut que certaines femmes, comme mes quatre personnages, en aient eu conscience, même à leur corps défendant. Elles ont dû sentir instinctivement la contraction de l’horizon de leur époque et voir naître la lumière froide de la raison comme une bande grise barrant le bleu. Mais le mirage romantique pouvait encore se traduire dans les faits, pouvait encore se vivre - ailleurs ; elles se tournèrent vers l’Est avec foi.
Il faut pourtant admettre que dans cette orientation elles attendaient et conservaient toujours un degré de liberté inconnu des Orientales. Le purdah, la ségrégation des sexes, le voile... elles balayaient ces notions. Isabelle Eberhardt éluda la question en s’habillant en homme. Lady Ellenborough conserva son indépendance financière et fut par conséquent encore mieux acceptée par la tribu de son mari. Aimée Dubucq de Rivery, quoique obligée durant quelques années de vivre entièrement à l’orientale, finit par faire valoir ses droits. Des quatre, ce fut peut-être Isabel Arundell, l’anglo-saxonne efficace et dominatrice qui approcha le plus près la soumission orientale traditionnelle de l’épouse. Mais chacune d’entre elles semblait trouver dans leur passivité de bien plus grandes possibilités d’expression en tant que femmes que celles dont disposaient encore leurs soeurs occidentales.
Peut-être cette passivité elle-même offrait-elle quelque chose qui disparaissait à l’Ouest, quelque chose qui les attirait toutes subconsciemment. La quiétude : l’atmosphère orientale de contemplation, de kif, de néant amplifié jusqu’à une quintessence de paix animale et voluptueuse, était parfaitement étrangère à l’Occident. L’oisiveté elle-même, notion entièrement différente, y disparaissait. De loin, on pouvait entendre l’approche d’un puissant ronflement : c’était le rugissement et le cliquetis d’un million de dispositifs mécaniques de plus en plus rapides, constituant un tumulte irrésistible d’ingéniosité et d’efficacité : la vitesse et l’action pour elles-mêmes. Cet assaut allait marteler l’humanité occidentale jusqu’à ne lui laisser que des nerfs, sans plus aucun sens.
Le kif, la contemplation, les pilules d’opium dorées et la paix somnolente des sens repus... c’était là ce que l’Orient offrait encore et certains de mes personnages, sinon tous, en étaient je crois conscients. En Orient, il restait “encore assez de monde et de temps” pour être des femmes.

Extrait de l’Introduction à Vers les rives sauvages de l’amour, Paris, 2005


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