Guillaume Villeneuve, traducteur
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Beau Brummell

lundi 15 janvier 2007, par Guillaume Villeneuve


Quand Cowper, dans son ermitage d’Olney, se surprenait à enrager en pensant à la duchesse de Devonshire et prédisait « qu’un jour, au lieu d’un corset, il y aurait un accroc et au lieu de beauté une calvitie, » il reconnaissait le pouvoir de celle qu’il trouvait si méprisable. Pourquoi, autrement, eût-elle hanté les solitudes humides d’Olney ? Pourquoi le frou-frou de ses robes de soie eût-il troublé ses sombres méditations ? La duchesse savait sans aucun doute hanter. Bien longtemps après qu’il eut écrit ces mots, après sa mort à elle et son inhumation sous une couronne de fer blanc, son fantôme gravissait l’escalier d’une demeure très différente. Un vieil homme était assis dans son fauteuil à Caen. La porte s’ouvrit et le valet annonça : « Madame la duchesse de Devonshire ». Beau Brummell se leva aussitôt, alla vers la porte et fit une révérence qui eût ravi la Cour de Saint-James. Malheureusement, il saluait le néant. L’air glacé se ruait dans l’escalier d’une auberge. La duchesse était morte depuis longtemps et Beau Brummell, dans son vieil âge et sa douce folie, se rêvait rentré à Londres et donnant une réception. La malédiction de Cowper s’était réalisée pour l’une et l’autre. La duchesse gisait dans son linceul et Brummell, dont les habits avaient fait l’envie des rois, n’avait plus désormais qu’un seul pantalon très reprisé, qu’il cachait de son mieux sous un manteau effiloché. Quant à ses cheveux, on les avait rasés sur ordre du médecin.

Mais, bien que les aigres prédictions de Cowper se fussent ainsi vérifiées, la duchesse comme le dandy pouvaient dire qu’ils avaient eu leur jour de gloire. Ç’avait été de grands personnages, en leur temps. Des deux, Brummell peut-être pouvait s’enorgueillir de la carrière la plus miraculeuse. Il n’avait eu aucun privilège de naissance et peu de fortune. Son grand-père louait un appartement dans St-James’s street. Il n’avait qu’un petit capital de 30 000 livres pour commencer, et sa beauté, de silhouette plus que de visage, était gâtée par un nez cassé. Pourtant, sans une seule action noble, importante ou d’éclat à son actif, il tranche sur le reste ; il a valeur de symbole ; son fantôme marche encore parmi nous. La raison d’une telle éminence est aujourd’hui un peu difficile à déterminer. De l’adresse et de la finesse de jugement, il en avait, c’est sûr, sans quoi il n’eût pas porté l’art de nouer les cravates à sa perfection.

Beau Brummell, Paris, 1985, épuisé. Tous droits réservés sur la traduction.


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