Guillaume Villeneuve, traducteur
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Le sac de Constantinople, 1204

dimanche 14 janvier 2007, par Guillaume Villeneuve


Le sac de Constantinople est sans équivalent dans l’Histoire. Pendant neuf siècles, la grande ville avait été la capitale de la civilisation chrétienne. Elle était remplie d’œuvres d’art qui dataient de la Grèce antique et de chefs-d’œuvre de ses propres artisans raffinés. Les Vénitiens connaissaient du reste la valeur de ces choses. Partout où ils le purent, ils s’emparèrent des trésors et les emportèrent pour orner leurs places, leurs églises et leurs palais. Les Français et les Flamands, en revanche, étaient animés par une rage de destruction. Ils se ruaient en meute hurlante dans les rues et les maisons, s’emparant de tout ce qui brillait et détruisant ce qu’ils ne pouvaient emporter, ne s’arrêtant que pour tuer, violer ou ouvrir les caves pour se désaltérer. Les monastères pas plus que les églises ou les bibliothèques ne furent épargnés. À Sainte-Sophie elle-même, on vit des soldats ivres déchirer les draperies de soie et mettre en morceaux la grande iconostase d’argent tandis que les livres et les icônes saintes étaient piétinées. Pendant que certains buvaient joyeusement dans les calices de l’autel, une prostituée se jucha sur le trône patriarcal pour chanter une chanson française grivoise. On agressait les nonnes dans leurs couvents. Les palais comme les bouges étaient saccagés. Des femmes et des enfants blessés gisaient mourant dans les rues. Pendant trois jours les scènes atroces de pillage et de boucherie continuèrent jusqu’à ce que l’immense et belle ville soit dévastée. Les Sarrasins eux-mêmes eussent montré plus de compassion, s’écria l’historien Nicétas, et avec raison.

Les chefs latins finirent par comprendre que ces destructions ne profitaient à personne. Quand les soldats furent épuisés de licence, on restaura l’ordre. Quiconque avait volé un objet précieux fut obligé de le restituer aux nobles francs ; et l’on tortura les malheureux citoyens pour leur faire avouer où étaient cachés leurs biens. En dépit de tout ce saccage gratuit, la hauteur du butin était vertigineuse. Personne, écrit Villehardouin, n’aurait pu compter l’or et l’argent, la vaisselle et les joyaux, les brocarts et les soies, les fourrures, le vair, le petit-gris et l’hermine ; et il ajoute, avec toute l’autorité de son érudition, que jamais le pillage d’une ville n’a tant rapporté depuis la création du monde. Le fruit en fut réparti conformément au traité ; les trois-huitièmes allèrent aux croisés, trois-huitièmes encore aux Vénitiens et un quart fut réservé au futur empereur.[...]

Il n’y eut jamais de plus grand crime contre l’humanité que la Quatrième Croisade. Non seulement elle causa la destruction ou la dispersion de tous les trésors du passé chéris par Byzance, et la blessure mortelle d’une civilisation qui restait superbe et vivante ; mais ce fut aussi un acte d’une folie politique gigantesque. Il ne servit en rien aux chrétiens de Palestine. Il les priva bien plutôt d’aides potentiels. Et il perturba toute la défense de la chrétienté.[...]

Pendant ce temps, la haine avait été semée entre les chrétientés orientale et occidentale. Les espérances naïves du pape Innocent III et les vantardises complaisantes des croisés qui considéraient avoir comblé le schisme et réuni l’Église ne furent jamais satisfaites. Leur barbarie laissait au contraire un souvenir qui ne passerait jamais. Les princes de la chrétienté d’Europe orientale recommanderaient peut-être plus tard la réunion avec Rome dans le souci sincère d’opposer un front commun aux Turcs. Cependant leurs peuples ne les suivraient pas. Ils ne pouvaient pas oublier la Quatrième Croisade. Peut-être était-il inévitable que l’Église de Rome et les grandes Églises orientales s’éloignent ; mais l’entreprise croisée avait aigri leurs relations et désormais, quels que soient les efforts de certains princes, le schisme resterait complet, irrémédiable, définitif, dans le cœur des chrétiens d’Orient.

Histoire des croisades, volume III, livre II, chapitre I


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