Guillaume Villeneuve, traducteur
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Une notice nécrologique anglaise - Sir Steven Runciman

dimanche 14 janvier 2007, par Guillaume Villeneuve

On pourra lire d’autres chefs d’œuvre de nécrologie anglaise, traitant d’un ami de Runciman, Patrick Leigh Fermor, ici


Anonyme, tirée du Daily Telegraph daté du jeudi 2 novembre 2000

Sir Steven Runciman, qui vient de mourir à l’âge de 97 ans, était le grand historien de l’empire byzantin et des croisades ; c’était aussi un fameux esthète, un érudit élégant et le dépositaire des valeurs civilisées de l’époque édouardienne.

Son magnum opus fut l’Histoire des croisades en trois volumes, publiée entre 1951 et 1954. Dans sa préface, Runciman définit son credo, qu’il tenait de Gibbon, et insiste sur les mérites d’un grand récit par opposition à l’analyse étroite : "Je crois sincèrement que le devoir suprême de l’historien est d’écrire l’histoire, c’est-à-dire d’essayer de retracer dans un vaste mouvement les grands événements qui ont modelé l’histoire de l’humanité."

Pour Runciman, les croisades ne furent pas des aventures romantiques, mais la dernière des invasions barbares, bien qu’elles aient amené la domination de la civilisation occidentale. Son opinion résultait en partie de son goût pour l’empire byzantin, oasis culturelle souvent hostile aux croisés, cernée par des sauvages incapables de l’apprécier.

C’était une situation qu’il connaissait bien. Son travail prodigieux sur une culture naguère jugée décadente rendit possible l’efflorescence de la byzantinologie anglaise.

Sa conception de la tâche de l’historien - et sa conviction qu’on écrit pour être lu - l’invitaient à viser un lectorat cultivé de non-spécialistes et non pas ses seuls collègues universitaires. Son style lumineux y était admirablement propre, doué d’une simplicité et d’un équilibre qui avait été l’idéal des peintres byzantins. Le succès populaire rencontré par ses livres prouva que d’autres pouvaient apprécier les complexités et les méandres de l’histoire levantine.

Ils trouvaient en Runciman un guide sûr qui savait rendre le passé visible et familier, comme dans cette description inoubliable de Pierre l’Hermite - "au long visage maigre, aussi laid que l’âne qu’il montait."

James Cochran Stevenson Runciman était né dans le Northumberland le 7 juillet 1903. Il était le fils cadet de Walter Runciman, membre du cabinet Asquith, et petit-fils d’un grand armateur, lord Runciman. Son père serait fait vicomte Runciman of Doxford en 1937 et conduirait l’année suivante la mission qui persuada le gouvernement tchèque de faire des concessions à Hitler. La mère de l’historien fut la première femme à décrocher sa licence d’histoire avec les félicitations du jury à Cambridge et la première épouse de député à se faire élire, elle aussi, aux Communes. Steven était une mine inépuisable d’anecdotes politiques - aussi bien connaîtrait-il tous les Premiers ministres anglais du XXe siècle sauf trois.

L’un de ses premiers souvenirs concernait les suffragettes, alors déterminées à briser les carreaux de tous les ministres du cabinet. Comme ils sortaient pour leur promenade d’après-midi, Steven et sa petite sœur interrogèrent les deux robustes dames postées à l’extérieur : "quand passeraient-elles à l’action car ils ne voulaient pas manquer cette farce ?" Les activistes se retirèrent en maugréant et la maison des Runciman fut la seule à ne pas être vandalisée ce jour-là.

Steven savait lire le latin et le grec à l’âge de six ans. C’était un enfant fragile, affligé d’une timidité qu’il apprit à cacher mais dont il ne triompha jamais. En 1916, il entra à Eton comme King’s Scholar [1] ; le futur George Orwell était l’un de ses pairs. Durant la première année de collège, il grandit de 15 centimètres et ses parents inquiets le gardèrent à la maison. Il passait son temps à lire des livres d’histoire. Il en résulte que lorsqu’il voyait ses professeurs, il les jugeait incultes. "J’aimerais que cet élève soit plus gentil à mon égard," écrivit l’un d’eux sur son bulletin. En 1921, Runciman partit pour Trinity College, à Cambridge, nanti d’une bourse d’histoire. Revêtant le masque de l’esthète, il put dissimuler son manque d’assurance. Parmi ceux qu’il invitait à manger de la confiture de rose dans sa chambre - où vivait aussi un grand perroquet vert du nom de Benedict - on comptait deux autres beaux jeunes gens, les futurs arbitres de l’élégance Stephen Tennant et Cecil Beaton. Beaton eut vite fait de copier le goût de son camarade pour les chandails de Fair Isle et fit de lui son premier modèle, photographié avec une perruche sur le doigt.

Runciman saisissait toutes les occasions de voyager : il se rendit à Istamboul pour la première fois en 1924. Là, une bohémienne lui annonça justement qu’il serait souvent malade mais vivrait très vieux. L’historien serait toute sa vie fasciné par le surnaturel (et le naturellement supérieur) ; il lut plus tard les tarots pour le roi Fouad d’Égypte et devint le diseur de bonne aventure officiel à la cour du roi Georges II des Hellènes.

Une fois diplômé, en 1924, Runciman se rapprocha du seul érudit ou presque qui s’intéressât aux études byzantines, J. B. Bury, et demanda à étudier sous sa gouverne. Bury refusa d’abord, et ne céda que lorsqu’il apprit que Runciman savait le russe ; il lui jeta aussitôt des articles bulgares à la tête en lui demandant de revenir avec la traduction deux semaines plus tard. Prévoir d’autres cours n’alla pas de soi car l’épouse très protectrice de Bury veillait à brûler toutes les lettres qui lui étaient adressées. Runciman était obligé de se mettre en embuscade dans les Backs [2] de Cambridge et d’attendre la promenade quotidienne du professeur.

Sa dissertation sur un empereur byzantin du Xe siècle lui obtint un poste de fellow à Trinity en 1927 et lui fournit les matériaux de ses deux premiers livres, The Emperor Romanus Lecapenus (1929) et The First Bulgarian Empire (1930).

Une pleurésie était cependant venue interrompre ses recherches en 1925 : il se rétablit en partant pour la Chine. À Pékin, il fut invité à jouer du piano en duo avec l’ex-empereur Henry Pu Yi qui lui avoua avoir choisi son prénom par admiration pour les Tudors ; quant à sa première concubine, qu’il haïssait, il la surnommait Bloody Mary... À son retour à Cambridge, Runciman découvrit que le valet du collège auquel il avait confié son perroquet refusait de le lui rendre en répliquant sèchement : "Polly se trouve bien ici." Il enseigna à Cambridge jusqu’en 1938, très apprécié de ses étudiants, dont Noel Annan et Guy Burgess, le fameux espion. Il continuait à voyager beaucoup, collectionnant êtres et lieux. Son charme lui gagnait toutes sortes d’amis - George Séféris, Benjamin Britten et Edith Wharton - tandis que son goût des grands personnages lui ouvrait les portes des maisons royales de Bulgarie, de Roumanie, du Siam ou d’Espagne. Il connut une grande partie de la planète avant que celle-ci ne s’uniformise. En 1934, il visita la Bulgarie et rencontra Patrick Leigh Fermor, en route pour Istamboul. Revenant quant à lui du Mont Athos, en Grèce, il participa à un accouchement en 1937. C’est, précisait-il, "un spectacle qu’aucun célibataire innocent ne devrait voir."

Au Siam, il aperçut un fantôme qui se dissipa sous ses yeux, mais rata son déjeuner avec Bao Dai car le jeune maître du Viêt-Nam venait de se casser la jambe en jouant au football - "ce n’est guère un passe-temps convenable pour un empereur," commentait l’historien. La nuit de Pâques 1931, lors de la cérémonie du Lumen Christi à Jérusalem, lui et la princesse Alice assis en surplomb s’amusèrent à laisser goutter leur cierge sur le crâne luisant du commandant honni de la garnison anglaise : le furieux personnage n’était autre que le futur maréchal Montgomery.

En 1937, Runciman hérita une confortable fortune de son aïeul. Elle lui permit de renoncer à l’enseignement pour se vouer à l’écriture et à la recherche. Au début de la Deuxième Guerre mondiale, comme il se remettait d’une grave dysenterie, on lui confia une mission peu exigeante : la censure des lettres écrites par les muletiers de l’armée chypriote. Burgess lui trouva ensuite un emploi au ministère de l’Information puis il repartit bientôt pour la Bulgarie comme attaché de presse. Il nia toujours y avoir espionné, mais les dossiers des services secrets italiens, plus tard tombés aux mains des Anglais, le jugeaient "molto intelligente e molto pericoloso."

En 1941, les Allemands avancèrent sur Sofia et Runciman échappa de peu à la mort quand une bombe explosa dans l’hôtel d’Istamboul où il avait été évacué. L’explosif, dissimulé dans les bagages de l’ambassade, aurait dû se déclencher dans le train venu de Sofia ; mais le convoi atteignit Istamboul avec une heure d’avance et la bombe tua huit personnes pendant que Runciman inspectait sa chambre. En 1942, il fut nommé, à la demande du gouvernement turc, professeur d’art et d’histoire byzantine à l’Université d’Istamboul. Il y mena ses recherches sur les croisades. Ayant mis à profit ses contacts diplomatiques pour favoriser l’accession du jeune chef de l’ordre des derviches, il fut nommé derviche tourneur honoraire.

De 1945 jusqu’en 1947, Runciman dirigea le British Council en Grèce [3] et de 1960 à 1975, il présida le British Institute of Archaeology à Ankara, mais il se consacra surtout à ses livres après la guerre. Parmi ses ouvrages tardifs, on trouve une seule incursion dans l’histoire moderne, une biographie des White Rajahs of Sarawak commandée par le Colonial Office, mais plus notables sont la Chute de Constantinople en 1453 (1965) et sa passionnante analyse du massacre de 1282 qui mit un terme aux espérances de Charles d’Anjou de contrôler la Méditerranée, Les Vêpres siciliennes (1958). Son étude des hérésies dualistes, Le Manichéisme médiéval (1947), reste une référence et Byzantine Style and Civilisation (1975) est une excellente introduction au sujet.

Bien qu’il n’aime pas les conférences, Runciman en accepta plusieurs pour voyager, notamment en Amérique. En 1970, il visita l’Alaska et vit des Esquimaux qui observaient toujours le rite orthodoxe russe ; à Las Vegas, il vida deux machines à sous. S’il s’éprit plus tard du soleil de Bahrein, la Grèce restait son premier amour. Il présida la Ligue anglo-hellénique de 1951 à 1967 et joua un rôle décisif dans la restauration de la tombe ruinée de Rupert Brooke sur l’île de Skyros. Il était très aimé des Grecs qui lui dédièrent une rue dans la ville byzantine bien conservée de Mistra. Il fut aussi nommé Grand Orateur de l’Église grecque, soit le plus haut grade laïc du synode patriarcal.

Durant plusieurs années, il résida à St John’s Wood, à Londres, où il donnait des garden-parties, mais après la vente de l’île d’Eigg en 1966, il installa son quartier général dans une tour fortifiée du Dumfriesshire. Il y élevait des poules et y conservait une excellente collection de dessins, dont des esquisses de la Grèce par Edward Lear. Ses mémoires partiels, A Traveller’s Alphabet (1991), évoquent les lieux où il est allé, d’Athos à Sion, mais révèlent peu de choses sur lui. Personnellement, il était plein de courtoisie, d’esprit, de talents culinaires, mais il pouvait aussi, lorsqu’on le traitait en universitaire poussiéreux, ce qu’il n’était pas, déballer quantité d’histoires salaces. Quatre cents invités assistèrent à son quatre-vingt-dixième anniversaire ; le gâteau avait la forme de la plus grande des églises byzantines, Sainte-Sophie.

En 1999, il offrit à la London Library, dont il était le plus ancien membre à vie, un nouvel ascenseur. Une plaque lui est dédiée dans la cabine avec cette inscription latine : Plurimi pertransibunt et multiplex erit scientia [4].

Au début de cette année 2000, à l’âge de 97 ans, il se rendit une dernière fois au Mont Athos pour assister à la bénédiction de la Tour Protaton à Karyès (capitale de la communauté monastique) rénovée grâce à l’un de ses dons. Steven Runciman avait été fait chevalier en 1958, Companion of Honour en 1984 et membre de la British Academy en 1957.

Il était resté célibataire mais aimait caresser l’idée d’épouser une vieille duchesse espagnole pour devenir un duc "douairier" ; le titre lui aurait convenu.

Notes

[1L’élite des élèves boursiers depuis Henri VIII (NdT).

[2On désigne ainsi les berges arborées de la rivière Cam, entre les collèges (NdT).

[3Osbert Lancaster était en poste à l’ambassade et Paddy Leigh Fermor au British Institute (NdT).

[4Le texte de la Vulgate, Daniel, xii 4 : "beaucoup l’emprunteront et la science en sera multipliée".


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