Guillaume Villeneuve, traducteur
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Ulverton

samedi 6 janvier 2007, par Guillaume Villeneuve


Ascension 1803

Nous construisions cet escalier, hein ? Ça se passait, eh ben, y a près de trente ans. Au début de l’été 75. Nous faisions cet escalier chez le Chevalier, de l’aut’côté. Du début à la fin, c’est not’œuvre. Faut que vous tapiez à sa porte, tout près de l’église ici, et demandiez à le voir. Le meilleur acajou. De l’acajou de la Jamaïque. C’était pas dans la nature du Chevalier, d’épargner sur les marches et les contremarches. Comme sur tout ce que la main touche, de l’acajou de la Jamaïque, sombre et dur. Le meilleur ouvrage que nous ayons jamais fait, cet escalier. Mieux que les barrières, toutes ces barrières ou les réparations. Une tanière obscure et biscornue, la maison du chevalier, mais pas quelconque, et il voulait que ce soit original, alors on lui a fait un escalier en équerre, hein ? Abraham pousse ses hum et ses ha, sort son crayon, dessine, tripote son compas, mesure et soupire encore un peu, pendant que le Chevalier danse d’une jambe sur l’autre, le visage bouffi et rubicond, la culotte gonflée à rompre, pasqu’il aime se remplir la panse, quoi - et l’Abraham qui rempoche ses pensées, « J’vas vous faire monter là-haut, Chevalier, comme si vous alliez au Ciel. Latte de six pouces sur dix, sept marches, deux pieds de repos, marche gironnée, six marches et c’est le pied qui est parti le premier en bas qui se pose sur le palier ». Telle était la façon d’Abraham. Échelle vers le Seigneur, qu’il l’appelle - sachant bien, notez, que le Chevalier la grimpait à toute allure en levant le coude, et qu’il n’avait pas besoin de nous.

Alors je me mets au tail [1] sur le noyau et les balustres de retour à l’atelier, avec des cannelures de douze et de huit respectivement, comme ça, et je lisse la main courante comme si c’était une fille bien souple, cet acajou de la Jamaïque, de longs copeaux à mes pieds, comprenez, à mouler la rampe pour toutes ces belles mains que le Chevalier voyait lui rendre visite car il aimait à boire avec les dames et les messieurs, hein, le vieux Chevalier, Dieu le bénisse - qui gravissait son escalier d’acajou, je parie, arrivait sur le pied qui avait commencé l’ascension, mais où xactement, j’aurais pas risqué gros là-dessus, hein - et l’apprenti (car ça se passait vingt ans après que j’eus commencé avec Abraham, et il y en avait d’autres plus jeunes), l’apprenti coupe les marches, les contremarches, les limons, tout cela à même le madrier, et puis y se rend au Manoir, démonte le vieil escalier pourri, lequel pouvait bien être aussi vieux que le gros chêne qui se trouve là, et puis il commence à donner du marteau sur les clous.

Ulverton, Flammarion, Paris, 1994

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Notes

[1« Commencer son chantier », voir Pierre Rézeau, Dictionnaire du français régional de Poitou-Charentes, Paris 1990


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