Guillaume Villeneuve, traducteur
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Paris en 1763

mercredi 12 décembre 2007, par Guillaume Villeneuve


Au cours de cette première visite, je séjournai trois mois et demi à Paris (du 28 janvier au 9 mai) et j’eusse pu y rester agréablement pendant bien plus longtemps sans avoir besoin de frayer avec les autochtones. Chez soi, on se satisfait de l’alternance quotidienne du plaisir et du travail ; de sorte que le cadre qui nous entoure en permanence nous paraît à la portée de notre connaissance ou en tout cas de notre pouvoir. À l’étranger, en revanche, la curiosité est tout à la fois notre travail et notre plaisir ; le voyageur, conscient de son ignorance et de la fuite du temps, s’emploie à repérer et découvrir tous les objets dignes de son attention. Je consacrais plusieurs heures de la matinée à l’exploration de Paris et des alentours, à la visite des églises et des palais remarquables par leur architecture, aux manufactures royales, aux collections de livres et de peintures et à celle de tous les trésors multiples de l’art, de la science et du luxe. Que l’Anglais ne se froisse pas d’entendre dire que, pour tous ces articles curieux et coûteux, Paris surpasse Londres car l’opulence de la capitale française résulte des défauts de son gouvernement et de sa religion. Après le départ de Louis XIV et de ses successeurs, le Louvre est resté inachevé : mais la liste civile d’un roi d’Angleterre ne saurait fournir les millions prodigués sur les sables de Versailles et la moraine de Marly. La splendeur des nobles français se limite à leurs résidences urbaines ; celle des Anglais est plus utilement employée dans leurs domaines campagnards ; nous serions ébahis de nos propres richesses si les ouvrages d’architecture, les dépouilles de l’Italie et de la Grèce, aujourd’hui disséminés d’Inverary à Wilton [1], se trouvaient rassemblés dans les quelques rues qui séparent Marylebone de Westminster. La froide parcimonie des protestants rejette les ornements superflus ; au contraire, la superstition catholique, toujours ennemie de la raison, engendre souvent le goût. Les riches communautés de prêtres et de moines consacrent leurs revenus à bâtir d’imposantes bâtisses ; ainsi, c’est l’industrie privée d’un curé défunt qui a décidé de l’érection et de la décoration de l’église paroissiale de Saint-Sulpice, l’un des plus beaux édifices de Paris. Dès le début de mon voyage, plus encore par la suite, mes yeux furent séduits ; hélas la plume ne saurait fixer la charmante vision ; les vingt-cinq ans qui ont passé obscurcissent les images précises et le récit de ma vie ne saurait dégénérer en un livre de voyages.

Le but essentiel de mon périple était de jouir de la société d’un peuple policé et aimable en faveur de qui j’avais un préjugé très favorable et de converser avec quelques auteurs dont j’imaginais volontiers que la conversation serait beaucoup plus plaisante et instructive que leurs écrits. L’heure était bien choisie. Au terme d’une guerre victorieuse, on respectait le nom d’Anglais sur le continent :

Clarum et venerabile nomen Gentibus [2]

Nos opinions, nos modes, jusqu’à nos jeux, on avait tout adopté en France ; chacun de nos compatriotes voyait rejaillir sur lui un rayon de la gloire nationale et tout Anglais était censé naître patriote et philosophe. Pour moi, j’avais une recommandation personnelle : on connaissait déjà mon nom et mon essai ; que j’eusse eu l’élégance d’écrire en français me permettait d’espérer quelques retours de civilité et de gratitude. [3] On me tenait pour un homme de lettres ou plutôt pour un gentilhomme qui écrit pour son plaisir ; mon apparence, mon costume et mon équipage me distinguaient de la cohorte qu’envient, même à Paris, ceux qui jouissent des avantages de la naissance et de la fortune. Avant mon départ, j’avais reçu du duc de Nivernais, de lady Hervey, des Mallet, de M. Walpole etc. plusieurs lettres de recommandations pour leurs amis personnels ou littéraires. Le caractère et la situation de leurs destinataires et de leurs auteurs décidaient de l’accueil et du succès réservé à ces épîtres ; la graine était parfois jetée sur la roche stérile, parfois elle se multipliait au centuple en produisant de nouveaux surgeons, en étalant des branches et des fruits exquis. Dans l’ensemble j’eus bien des raisons de louer l’urbanité nationale qui, depuis la Cour, a répandu sa douce influence jusqu’à l’échoppe, la chaumière et les collèges.

Des hommes de génie de ce siècle, Montesquieu et Fontenelle n’étaient plus ; Voltaire vivait dans son domaine, non loin de Genève ; Rousseau avait été chassé de son ermitage de Montmorency l’année précédente et je rougis de n’avoir pas cherché à faire la connaissance de Buffon au cours de ce voyage. Parmi les gens de lettres que je vis, d’Alembert et Diderot occupaient la première place, sinon par le mérite du moins par la célébrité. Ces deux éléments s’entendaient comme les éléments du feu et de l’eau ; mais l’éruption était ennuagée de fumée, et le flot, bien que sans grâce, se montrait limpide et copieux. Je me contenterai d’énumérer les noms bien connus du comte de Caylus, des abbés de la Bléterie, Barthélémy, Raynal, Arnauld, de MM. de la Condamine, Duclos, de Sainte-Palaye, de Bougainville, Caperonnier, de Guignes, Suard etc, sans tenter de décrire les nuances de leurs caractères ni les degrés de notre accointance. Au cours de mes visites matinales, quand je les trouvais seuls, les auteurs et les beaux esprits parisiens me paraissaient souvent moins vains et plus raisonnables qu’au milieu de leurs pairs avec lesquels ils fraient dans les riches demeures. Quatre jours par semaine, un couvert m’attendait sur les tables hospitalières de Mmes Geoffrin et du Bocage, du fameux Helvétius et du baron d’Holbach. Au cours de ces symposia, une conversation animée et cultivée rehaussait les plaisirs de la bonne chère : chacun des invités spontanés eût pu murmurer un vers fier et ingrat :

"Les gens de mérite vont à leur guise aux banquets des gens sans mérite" [4]

Cependant la capricieuse tyrannie de Mme Geoffrin m’insupportait souvent et je ne pouvais pas davantage approuver le zèle intolérant des philosophes et des Encyclopédistes, des amis de d’Holbach et d’Helvétius : ils se gaussaient du scepticisme de Hume, prêchaient les articles de l’athéisme avec une bigoterie dogmatique et damnaient tous les croyants dans l’enfer de leur mépris et de leurs moqueries. La société de Mme du Bocage était plus douce et modérée que celle de ses rivales ; les causeries vespérales de M. de Foncemagne étaient étayées par le bon sens et le savoir des personnages importants de l’Académie des Inscriptions. Je me rendais de temps en temps à l’opéra et à la comédie italienne ; mais c’était surtout le théâtre français, aussi bien tragique que comique, qui avait mes faveurs quotidiennes. Deux grandes actrices se partageaient alors les applaudissements du public : pour ma part, je préférais l’art consommé de la Clairon aux tirades excessives de la Dumesnil, saluées par ses admirateurs comme l’expression toute pure de la nature et de la passion.

Extrait des Mémoires, Paris 1992, épuisé. Tous droits réservés

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couverture du livre

Notes

[1Demeures ancestrales du duc d’Argyll et du comte de Pembroke

[2"Nom fameux et vénérable parmi les hommes", Lucain, Pharsale, IX, 202

[3L’auteur fait allusion à son Essai sur l’étude de la Littérature, paru à Londres en 1761

[4Eupolis, fragment 289 Kock


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