Guillaume Villeneuve, traducteur
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Futilité, &I

Les trois sœurs

samedi 30 juin 2007, par Guillaume Villeneuve


& I

Et c’est alors que je compris qu’il n’y avait pas d’autre solution que d’en faire un livre. C’est la manière classique de traiter la vie. Car mon retour infructueux à Vladivostok offre une conclusion fructueuse à mon sujet. De fait, le port s’est montré étrangement sensible, comme s’il comprenait... Il a fait résonner la note du départ, et les étroites maisons de pierre semblent mélancoliques tandis que je passe devant, on dirait qu’elles donnent le ton. Pour cette raison, et parce que j’ai le sentiment de piétiner en attendant l’arrivée du grand transatlantique qui me ramènera en Angleterre, j’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans...

Quand le Simbirsk, de la flotte des Volontaires russes, eut enfin disparu, emportant les trois sœurs vers Shanghai, je regagnai ma chambre à l’hôtel. Je venais de m’y installer. C’était une pièce nue et sordide dans un petit hôtel miteux. On finit par me donner un lit, mais, au lieu de draps, je devais m’étendre sur une nappe souillée qui retrouverait sa fonction première le lendemain au petit déjeuner.

- Ce drap est-il propre ?
- Oui, répondit le valet.
- Tout à fait propre ?
- Tout à fait.
- Certain que personne n’y a dormi ?
- Personne. Seulement le patron.

De grosses gouttes tombaient sur le carreau comme des larmes, en cédant aussitôt le passage à d’autres gouttes. Une table décatie était installée dans un coin. Je m’assis. J’adaptai une plume typiquement russe sur un porte-plume tout aussi russe, de ces porte-plume qu’on rencontre invariablement dans n’importe quel bureau de ministère russe, et, après l’avoir trempé à de nombreuses reprises dans une encre aussi épaisse que du sirop, je me jetai à l’eau.

Quand vint la nuit, je m’allongeai sur la nappe, affamé, assailli par d’énormes punaises affamées qui mordaient comme des chiens, et je songeai à Nina, Sonia, Véra, Nikolaï Vassilievitch et sa famille insensée. Au matin, la pluie s’arrêta.

J’arpentai la campagne, alors étreinte par l’automne. J’errai dans des endroits peu fréquentés, le long du rivage, dans le parc déserté qui avait surtout servi aux amoureux, et je songeai à eux. Les feuillages y étaient plus épais, les recoins plus abrités, le désordre plus splendide. Je m’assis sur un vieux banc couvert de noms et d’initiales creusées au canif, sous des arbres virant à l’or et au vermeil, et je frissonnai sous le vent âpre de l’automne qui faisait tourbillonner les feuilles mortes dans l’allée. Et la mer immense de la vie russe semblait se refermer sur moi.

William Gerhardie, Futilité, Paris 1992, épuisé. Tous droits réservés sur la traduction


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