Guillaume Villeneuve, traducteur
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In memoriam James Lees-Milne

jeudi 28 décembre 2017, par Guillaume Villeneuve


Il y a vingt ans aujourd’hui mourait James (Jim) Lees-Milne, à l’âge de 89 ans. Je dois certainement le mettre au rang de Hugh Thomas, mort cette année, et de Lesley Blanch, partie il y a dix ans, c’est-à-dire parmi les auteurs que j’aimai le plus et connus le mieux personnellement. Je le vénérais.

Je dois d’abord à ma mère d’avoir lu son nom, en 1988, sur la biographie qu’il avait donnée du deuxième vicomte Esher, mais c’est lors d’un long séjour à Oxford, fin 1989, que je découvris Another Self, le bijou d’autobiographie que j’allais traduire l’année suivante et publier sous le titre Un autre moi-même [1]. J’avais trouvé le livre chez mon libraire de Londres, Heywood Hill, 10 Curzon Street, dont il faut ici dire quelques mots tant l’endroit a joué un rôle crucial dans la vie littéraire et mondaine anglaise entre 1940 et la fin du siècle dernier, tant il a compté dans mon éveil intellectuel et ma vocation de traducteur, tant Jim l’a fréquenté.

On sait combien les Anglais aiment l’idée de club et cette librairie tenait bien plus du club que d’une boutique. Elle était dépourvue de pas-de-porte et l’on y accédait par le hall d’une maison privée. Seule une pancarte discrète sur la porte pleine en signalait l’existence. Il n’y en avait alors aucune sur la superbe rue Curzon, en plein Mayfair. Quant à la vitrine exiguë, elle était à peine visible, ménagée dans une fenêtre, derrière un barreaudage et les grilles victoriennes qui protègent les entresols londoniens.

Elle devait son éminence à son fondateur, Heywood Hill, et surtout à l’une de ses assistantes à partir de 1942, l’aînée des sœurs Mitford et future romancière à succès, Nancy Mitford. Dès ce moment, on aurait plus vite fait de dire qui n’était pas client – doté d’un compte – de cette librairie, parmi « l’élite » mondaine et littéraire, anglaise mais aussi européenne, avec parfois un membre états-unien, tel le patricien Gore Vidal. D’Evelyn Waugh à Osbert Lancaster, de Freya Stark ou Hugh Thomas à Lesley Blanch (qui appelait la librairie « darling shop »), en passant par tous les ducs sachant lire (le duc de Devonshire en est le plus gros actionnaire, connexion mitfordienne oblige) et Paddy Leigh Fermor, tous s’y croisaient et papotaient, jusqu’au personnage fictif de Le Carré, George Smiley, qui y entre au début de Tinker, Tailor, Soldier, Spy. On avait l’impression que tous les clients étaient des auteurs – ce qui était presque vrai – et que seuls les « bons auteurs » y étaient admis et fidèlement promus, et ce sans souci de la date de parution de leurs ouvrages.

Une fois franchi le vestibule anonyme carrelé de blanc et de noir, la porte ouverte révélait une librairie – au sens de Montaigne – plus qu’une boutique : deux pièces se succédant, dont la première, scandée d’élégantes colonnes, était éclairée d’un lustre de Murano, meublée d’une grande bibliothèque Georges II, d’une bibliothèque tournante et de plusieurs tables rondes et anciennes, surchargées de livres, d’une cheminée dans l’angle ; on descendait deux marches pour passer dans la deuxième pièce rouge pompéien, à éclairage zénithal.

Outre le cadre exceptionnel, on était d’emblée frappé par l’ambiance sonore où se détachaient la sonnerie fréquente, caressante, d’un téléphone en bakélite noire des années soixante – cette sonnerie anglaise si caractéristique – et la voix du directeur, John Saumarez Smith. D’un bout à l’autre de l’endroit, y compris dans l’entresol où se trouvaient les livres pour enfants et des raretés d’occasion pour happy few (j’y trouvai un jour tous les écrits en langue originale d’un bon auteur qui, exceptionnellement, n’était pas client, Platon) on saisissait ses plaisanteries et ses mots, énoncés dans une voix chiquissime et un accent aujourd’hui inimaginable, mais dont James Fox et Hugh Grant peuvent donner une petite idée dans le film Les Vestiges du Jour.

Sous la houlette de John Saumarez Smith, les trois libraires étaient des jeunes gens (les deux secrétaires étant cantonnées à l’entresol avec le comptable), tous en costume bien coupé, toujours cravatés et rasés de frais. Tous parlaient un bel anglais et se levaient si vous leur posiez une question, fût-ce la plus insolite, comme celle de la traduction du mot vautour en grec ancien, à laquelle ils pouvaient bien sûr répondre.

On l’imagine, de même que seul un habitué pouvait vous avoir révélé l’existence du lieu, on ne pouvait y ouvrir un compte que sur recommandation, en prononçant un nom qui faisait office de sésame. Dès ce moment, on emportait ce qu’on voulait en ne payant qu’à réception d’une facture, bien plus tard. Mais la règle anglaise du bon ton voulant qu’ « un gentleman ne porte jamais rien », l’escalier de l’entresol révélait un cagibi où étaient enveloppés dans du papier kraft tous les livres à expédier, le nom du destinataire étant inscrit sur la tranche. C’était un véritable bottin mondain et littéraire.

Las, les institutions humaines sont mortelles : après la mort de tous ses grands auteurs-clients et celle d’Andrew, 11e duc de Devonshire, ami personnel de Paddy Leigh Fermor et Jim en particulier, après surtout le départ de John Saumarez Smith, celui de l’élégantissime Andrew Ramen et finalement celui de Venetia Vyvyan (qui pouvait nous évoquer Nancy Mitford), après la proscription des cravates et des formules de politesse, après la destruction complète de l’élégante rue victorienne (Half-Moon Street) qui y menait, à l’âge de la toile, d’Amazon, Heywood Hill n’est plus que l’ombre de lui-même.

Or si ce « darling shop » fut ce qu’il fut, c’est-à-dire probablement la librairie la plus distinguée du monde occidental pendant quarante ans, c’était beaucoup grâce à Jim. C’est lui, en effet, qui avait conseillé à son amie Nancy Mitford, à la recherche d’un emploi, d’y postuler en 1942 [2]. Aussi me pardonnera-t-on d’en avoir parlé un peu longuement dans cet hommage à lui rendu.

Revenons à 1989 et ma lecture oxonienne d’Another Self : je riais tellement, au lit où je le lisais, que je me rappelle être tombé plusieurs fois par terre ! Aussitôt, je pris contact avec l’auteur, par lettre, en ayant eu son adresse par Heywood Hill. Il répondit ponctuellement, surpris qu’on veuille le traduire, ce qui n’était jamais arrivé pour aucun de ses livres. Ce fut le début d’une amitié épistolaire jusqu’à sa mort en 1997, ponctuée de charmantes rencontres, trop rares, pour la plupart à la campagne.

Il résidait à Badminton, fief du duc de Beaufort, l’un des vingt-quatre ducs non royaux, grand veneur depuis le Moyen Âge et seul Plantagenêt à avoir échappé aux proscriptions de la guerre des Deux-Roses. Essex House, sa maison - et celle d’Alvilde, sa femme que je ne devais jamais voir si je lui parlai au téléphone - se trouvait juste à la porte du domaine proprement dit mais, comme tous les villages et terres des alentours, sur des milliers d’hectares, elle appartenait au duc. Jim avait aussi gardé la jouissance d’une pièce magnifique, dans le Lansdown Crescent de Bath, qui peut prétendre être la plus belle ville d’Angleterre, la « bibliothèque grecque » de l’excentrique William Beckford, unique pièce inchangée dans sa maison de ville, depuis sa mort en 1844. C’est là qu’il travaillait à ses livres et c’est là que je vins le rencontrer.

Son élégance raffinée frappait d’abord, comme sa haute taille et sa minceur (en 1990, il avait 82 ans). Ce beau jour de septembre où nous fîmes connaissance, je note qu’il portait un nœud papillon à pois – il avait toujours une cravate, qu’elle soit simple, papillon, ascot ou lavallière – une veste rayée verte, un pantalon gris et des chaussettes mauves. Quant à sa démarche ! On avait l’impression qu’il allait l’amble, au point que l’auteur américain du film A Question of Class [3], où Jim occupe la première place, jugeait que c’était la plus belle démarche du monde ! Sa voix était très douce et son accent édouardien, chantourné. Il avait un petit rire bref quand il était amusé ou surpris, comme au téléphone ou lors d’un dépassement un peu hasardeux. Dans la pénombre de cette pièce majestueuse, j’admirai un semainier à colonnes corinthiennes – ayant appartenu à Beckford – une paire de graciles fauteuils en ébène veiné d’or, un immense tapis de Khorassan couleur corail et repérai, dans un angle du miroir de la cheminée, deux photographies, l’une du portrait de Beckford par Romney et l’autre de Rupert Brooke.

Ce premier jour, il m’invita à déjeuner dans le meilleur restaurant des alentours, dont il ne cessait de déprécier la qualité en s’excusant de m’avoir entraîné dans une gargote. (Par la suite nous pique-niquerions à Lansdown Crescent). Puis Jim m’emmena avec Folly, son gracile whippet, sur la colline d’où l’on envisage tout Bath, voir la tombe de granit rose où dort William Beckford, à tout jamais protégé des haines de la populace, titrée ou pas. Nous filâmes dans la campagne, à Dyrham Park où vivait l’un de ses bons amis, Tony Mitchell, le représentant du National Trust.

James Fergusson s’étend précisément, dans sa nécrologie, sur le National Trust et le rôle moteur, capital, qu’y joua Jim : je me permets donc d’y renvoyer. Il faut tout de même dire un mot de Dyrham Park et du film, Les Vestiges du Jour, que je citais plus haut. On se souvient que cette demeure est celle du personnage joué par James Fox, Lord Darlington. De nombreuses scènes d’intérieur sont tournées dans d’autres country-houses, mais toutes étaient connues de Jim et furent sauvées grâce à lui, comme Dyrham Park. Et il fut à la pointe du combat pour la préservation de Bath dans les années soixante-dix. On mesure donc l’importance qu’il a eue et ce qu’il nous laisse.

De fait, s’il était en un sens le commensal et l’héritier spirituel de Beckford, il menait un mode de vie trollopéen, exception faite de la chasse à courre, pratiquée à sa porte. Mais la même énergie que Trollope, pour le travail et les loisirs, et le même monde, la stratosphère sociale et la nature. Le 26 août 1990, par exemple, Jim rend compte dans son journal d’un dîner avec Alvilde à la table du duc de Beaufort, leur ami. Dîner à sept en plein air, sur la terrasse d’une des serres – celle même où l’on voit s’affaler le vieux maître d’hôtel dans Les Vestiges du Jour – où leur est servie de la grouse dans une argenterie du XVIIIe siècle étincelante, par trois valets en gants blancs ; commentaire de Jim, en français : « Le luxe* de tout ceci. » Mais une journée n’était ni complète ni réussie sans une longue promenade dans la campagne, avec les chiens, dans une nature dont il savait tout, faune et flore, dont la fragilité face à l’homme lui était un tourment. Parfois, il la partageait avec une âme sœur, tel Bruce Chatwin, son voisin dans le Gloucestershire.

À Londres, où il se rendait assez régulièrement – Alvilde et lui ne voyaient pas d’obstacle à se rendre à l’opéra et rentrer ensuite à Badminton en auto jusqu’à un âge avancé – il descendait à son club, Brooks’s, qui mériterait toute une digression, lui aussi. Héritier de l’Almack’s qui fascinait tant Chateaubriand, comme de la Société des Dilettanti, enragés de latin et de grec et du Grand Tour, ce club whig est logé dans une superbe bâtisse palladienne du XVIIIe siècle. L’escalier, à éclairage zénithal, est l’un des plus harmonieux que je connaisse (avec celui de la bibliothèque Mazarine). J’y garde le souvenir notamment d’un déjeuner, un jour de printemps où je devais me rendre au festival de Glyndebourne. Jim était en retard car le train de Bath avait été annulé et tous les voyageurs convoyés en « charabancs » [4]. On était le 2 juin 1992, il avait près de 84 ans : n’importe qui aurait été contrarié par ce contretemps, l’inconfort de plusieurs centaines de kilomètres en autocar, a fortiori à son âge. Il nous apparut, à moi et à l’autre invité, Hugh Montgomery-Massingberd, parfaitement serein, hors le déplaisir de nous avoir fait attendre, et d’une élégance impeccable – portait-il ce jour-là une de ces vestes à parement de manche boutonné qu’il aimait comme son camarade d’Oxford, l’illustre John Gielgud ? - en tout cas, je revois ses souliers, des mocassins noirs raffinés. Glyndebourne lui rappela une histoire d’Eton : il nous raconta comment il y avait eu pour professeur de mathématiques John Christie, le futur fondateur du festival. Celui-ci fixait à dessein une heure très matinale pour son cours. Il y arrivait dans une énorme Rolls-Royce [5] et repartait en marche arrière vers son logis proche si aucun élève ne s’était présenté – ce qui bien sûr arrivait...

Jim était, comme le pointe bien James Fergusson, pétri de paradoxes. Il s’indignait que les femmes puissent entrer – uniquement à déjeuner – chez Brooks’s, portant atteinte ainsi à l’un de ces invariants qui font, comme le savent bien les ethnologues, les sociétés voire les civilisations, mais il note quelque part détester les grands repas exclusivement masculins. Il a tenu, surtout dans son journal, son confesseur secret, des propos ultra-réactionnaires – c’est sans doute l’un des rares, sinon le seul de sa génération, et même de son monde, à avoir déclaré regretter ne s’être pas battu du côté de Franco lors de la guerre d’Espagne, par catholicisme fervent et anticommunisme ardent ! Apprenant l’excommunication de Mgr Lefebvre, il se déclare tout à fait de son côté et prêt à aller suivre sa messe, « une vraie messe », de celles qui l’avaient fait se convertir dans sa jeunesse, avant que Vatican II et l’abandon du latin le scandalisent. Ailleurs, il déplore que l’Ouest ait « laissé tomber » l’Afrique du Sud de l’apartheid... L’idée que les minorités, notamment homosexuelle, puissent prendre le pouvoir l’horrifiait. On sera donc tenté de lui reprocher parfois une grande insensibilité de classe aux tragédies vécues par les malheureux de ce monde, des Irlandais aux Palestiniens. Et pourtant il me confia un jour, au terme de sa vie, qu’il se fût alors rangé du côté des grévistes miséreux de la Grève générale de 1926, loin de la briser comme tous ses pairs. Et pourtant, il m’écrivait, le 21 mars 1993, pour me remercier de l’envoi de ma traduction de Walter Pater : « C’était un homme craintif mais il faut dire qu’il vivait à l’époque où le pauvre Oscar Wilde connut sa catastrophe, où les hommes ayant son inclination vivaient dans une terreur quotidienne. C’est atroce que les esthètes aient souvent été obligés de vivre des existences de peur et de dissimulation. »

Et tous, quelles que soient leur origine ou leur fortune, pouvaient témoigner de sa grande gentillesse, de son intérêt sincère pour autrui, moi le premier. Son journal captivant est aussi attentif aux gens « ordinaires » qu’il rencontre autour de lui - paysans, artisans, domestiques, chauffeurs de taxi... [6] - qu’aux personnes réputées « distinguées » qui le déçoivent souvent. Au contraire de Beckford, et des grands esthètes en général, ce n’était pas l’égoïsme qui affleurait chez lui, mais bien son cœur, malgré qu’il en ait. Il disait préférer aux hommes les objets et les bâtiments, ou les animaux, ses gracieux whippets qu’il chérissait, « parce qu’ils vous pardonnent », mais en réalité il aima la vie et les êtres jusqu’au bout. [7]

Son attitude ne ressemblait-elle pas à celle du personnage de l’Évangile (Mt. 21, 28-31), qui dit non mais s’exécute, au contraire de celui qui dit oui mais ne fait pas ? Il était vraiment un chrétien pratiquant, dans les deux sens du terme, foi profonde qui lui inspira d’ailleurs plusieurs pèlerinages au Mont Athos (où rien de féminin, sauf la Mère de Dieu, n’est admis, comme on sait… [8]). Il suffit de le lire pour comprendre que son humilité n’était pas une pose, mais radicale. James Lees-Milne nous a montré qu’on peut fidèlement chérir les êtres au-delà des différences d’opinion et que le cœur sait triompher d’une raison toujours capable, elle, de justifier le pire.

Peut-être un autre enseignement se dégage-t-il de sa vie et de ses écrits, et d’autant plus précieux à nos yeux, à mesure que l’emprise de la technique prend des proportions toujours plus inimaginables, que nos contemporains, en particulier les jeunes, semblent greffés à leur mobile, et que l’Occident [9], à force d’algorithmes, aspire à effacer toute poésie, c’est-à-dire toute vie. Ce vieux gentleman né en 1908 [10], qui toute sa vie ignora les ordinateurs, ne communiquait que par lettres manuscrites, d’une belle écriture ronde, un peu enfantine, avec des epsilons grecs en guise d’e, exceptionnellement dactylographiées, et qui ne goûtait guère le téléphone, aux opinions surannées voire choquantes, à la langue volontiers archaïsante, qui se disait solitaire sinon enclin à l’érémitisme, nous invite à examiner nos mœurs et notre temps, à la lumière du fameux mot de Tocqueville : « l’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédée dans le monde ». Qu’est-ce qu’un monde où règnent la police de la pensée, le culte universel de la laideur et du matérialisme, l’injonction du conformisme et, grâce aux réseaux dits sociaux, une calomnie électronique instantanée ? Un monde où plus rien n’a de sens puisque tout est relatif ? Un monde où la bien-pensance des plus forts justifie les guerres d’ingérence, les assassinats par drones et l’état d’urgence permanent ? Un monde enfin où le racisme "ne saurait se voir", mais prolifère dans les faits ?

Il est temps d’entrer une dernière fois à Essex House, sa maison de Badminton. Derrière s’étendait un jardin magnifique, créé par Alvilde qui devait beaucoup aux préceptes de Vita Sackville-West. [11] Une statue d’Apollon, le musagète, trônait au fond, sous un arceau, entre deux grands cèdres, comme à Nohant. De fait, la francophilie de la jardinière se lisait dans son goût des topiaires, très nombreux, bordures de buis, houx et troènes, et des roses anciennes – la magnifique Charles de Mills (« Bizarre triomphant »), Fantin-Latour, Honorine de Brabant, la vigoureuse Rose de Rescht, les grimpantes Madame Caroline Testout et Veilchenblau… Si le souvenir d’une amie intime se lisait à l’extérieur, à l’intérieur de la maison on trouvait des legs d’une autre intime d’Alvilde, Winnie de Polignac. C’était d’ailleurs à sa table, en 1943, que Jim avait connu celle qu’il épouserait en 1951. La princesse, qui allait mourir veillée par Alvilde, lui avait légué, parmi son inestimable collection [12], des paysages italiens du XVIIIe siècle et un Bonnard. De plus en plus, le journal nous montre Jim bouleversé par la beauté d’un chant d’oiseau - merle ou grive - qui suspend tout autour de lui ; ou par une musique, en particulier les dernières partitions de Richard Strauss, « l’un de ses compositeurs préférés », qui le ramène par magie au Roquebrune des années cinquante.

Lors de ma dernière visite à Badminton, nous déjeunâmes dans la vaste cuisine, près du grand fourneau Aga puis nous fîmes une brève promenade – le cancer de Jim, désormais veuf, se réveillait, qui allait bientôt l’emporter – mais, toujours soucieux d’autrui, il me parla de Lesley Blanch qui venait de perdre tous ses biens dans un terrible incendie. Je ne la connaissais pas, ne l’avais jamais lue, mais, d’une façon étrange, il me transmettait ce relais, cette fervente amitié future, la découverte de Roquebrune et de Menton, comme il m’avait fait connaître, à Paris et à Fontainebleau, son grand ami intime d’autrefois, Stuart Preston.

Les cendres de Jim ont rejoint celles d’Alvilde dans le jardin qu’elle avait créé.

Cher Jim, si la plupart de ceux qui vous ont célébré, lors de l’office à votre mémoire, en mars 1998, dans une église que vous aviez contribué à sauver, sont aujourd’hui partis vous retrouver, dont la duchesse de Devonshire et Nigel Nicolson, nous ne vous oublions pas ni tout ce que nous vous devons !

Guillaume Villeneuve, Saints Innocents 2017

Notes

[1Chez Criterion, alors dirigé par Pierre-Guillaume de Roux.

[2Jim avait été fiancé à Lady Anne Gathorne Hardy, future épouse de Heywood Hill.

[3Le Californien Gary Conklin.

[4Le vocabulaire de Jim était merveilleusement suranné et donc très riche, d’où la recension de ses ouvrages dans la bibliographie de l’Oxford English Dictionary. Ainsi, il ne disait pas bus, mais charabanc, pas radio mais wireless, pas to drive mais to motor, pas Scot mais Scotch, fidèle en cela aux « usages U » définis par son amie Nancy Mitford dans Noblesse oblige.

[5Probablement une Silver-Ghost du début des années 1920.

[6Voici par exemple ce qu’il écrivait, le 27 février 1953, du jeune chevrier de Gorbio, au-dessus de Roquebrune : « J’admire beaucoup la manière détachée, indifférente mais infiniment courtoise avec laquelle il me dit bonsoir. Il est très bien élevé. »

[7Et les étoiles ! Je me rappelle une lettre délicieuse écrite à la fin de sa vie où il m’annonçait passer des heures dans la nuit de son jardin pour scruter au télescope tel phénomène astral rarissime.

[8Il y a eu parfois des exceptions, miraculeuses, voir ici.

[9« Abendland, terre du soir, disent les Allemands : c’est le pays où meurent les dieux » : on pense au perspicace opuscule du grand chartreux, Dom Jean-Baptiste Porion, parlant de Heidegger - Heidegger et les mystiques, Paris, 2006, p. 34.

[10Le 6 août, jour de la Transfiguration mais aussi d’Hiroshima, catastrophe qui l’accablait et colora à tout jamais son anniversaire.

[11On sait qu’un autre jardinier, l’un des plus grands paysagistes du XXe siècle, Russell Page, repose à la lisière du cimetière ducal de Badminton depuis 1985.

[12Ne possédait-elle pas les superbes « Dindons » de Monet, peints au château de Rottembourg, à Montgeron ? C’est d’elle que l’État - le Jeu de Paume puis le Musée d’Orsay - les tient.


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