Guillaume Villeneuve, traducteur
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La Côte de l’Or en Afrique

dimanche 8 octobre 2017, par Guillaume Villeneuve


Malgré tout, cette ambitieuse expédition avait connu des précédents. Colomb et ses équipages s’inscrivaient dans une longue période d’exploration réussie qui avait vu s’ouvrir de nouvelles régions du monde, en Afrique et à l’est de l’Atlantique, aux puissances chrétiennes de la péninsule ibérique. Ce mouvement d’exploration résultait notamment de tentatives d’accéder aux marchés de l’or en Afrique de l’Ouest. La richesse en minerai de cette côte était légendaire : les premiers auteurs musulmans l’appellent simplement « le pays de l’or ». Certains affirmaient que « l’or pousse dans le sable comme les carottes, pour être cueilli au lever du soleil. » D’autres pensaient que l’eau avait des propriétés magiques qui faisaient pousser les lingots dans l’obscurité. [1] La production d’or était prodigieuse, ses effets économiques immenses : l’analyse chimique a démontré que la monnaie de l’Égypte musulmane, d’une beauté bien connue, utilisait de l’or d’Afrique de l’Ouest, convoyé par les caravanes transsahariennes. [2]

L’essentiel de ces échanges était contrôlé, depuis la fin de l’antiquité, par les marchands Wangara. [3] D’origine malienne, leur tribu jouait un rôle très analogue à celui des négociants sogdiens en Asie. Elle traversait le terrain difficile et installait des haltes le long des dangereux trajets désertiques pour pouvoir traiter à longue distance. Ce trafic commercial donna naissance à un réseau d’oasis et de bases commerciales, et pour finir à l’essor de villes florissantes comme Djenné, Gao et Tombouctou qui accueillirent des palais royaux et de splendides mosquées sertis de magnifiques murailles de briques cuites. [4]

Vers le début du XIVe siècle, Tombouctou en particulier n’était pas qu’un centre commercial important, mais un carrefour d’érudits, de musiciens, d’artistes et d’étudiants réunis autour des mosquées Sankoré, Djinguereber et Sidi Yahya, phares de réflexion intellectuelle et bibliothèques d’innombrables manuscrits venus de toute l’Afrique. [5]

Rien d’étonnant donc à ce que la région attire l’attention à des milliers de kilomètres. On avait eu le souffle coupé au Caire quand Mansa Musa – ou Musa, roi des rois de l’empire malien - « homme pieux et juste » dont on n’avait jamais vu le semblable, traversa la ville, en route vers la Mecque et le pèlerinage, suivi d’une formidable escorte transportant d’énormes quantités d’or en cadeau. On en dépensa tant dans les marchés, au cours de sa visite, qu’une petite dépression est réputée s’être produite dans le bassin méditerranéen et au Proche-Orient : le prix du lingot semble s’être effondré sous la pression de cet énorme afflux de nouveau capital. [6]

Les auteurs et les voyageurs de pays éloignés veillaient à noter soigneusement les lignages royaux des rois du Mali, comme à décrire les cérémonies de la cour à Tombouctou. Ainsi, le grand voyageur nord-africain Ibn Battûta traversa le Sahara pour voir de ses yeux la ville et le majestueux Mansa Musa. Le souverain sortait du palais paré d’une calotte d’or et d’une tunique du plus beau drap rouge, précédé de musiciens jouant des instruments aux cordes d’or et d’argent. Il prenait place sous une tente somptueusement décorée – sommée d’un oiseau d’or de la taille d’un faucon – pour entendre les nouvelles du jour dans l’empire. Étant donné l’incroyable richesse du roi, Ibn Battûta eut du mal à cacher sa déception : il aurait cru Mansa Musa plus généreux, en tout cas avec lui ! « C’est un prince avare, écrit-il, et il n’y a point à espérer de lui un présent considérable. » [7]

L’intérêt de l’Europe chrétienne avait été éveillé, lui aussi, par les récits de richesses légendaires qui suivaient le sillage de l’or expédié en Égypte et le long du littoral nord-africain, dans des villes comme Tunis, Ceuta et Bougie, lesquelles accueillaient depuis des siècles des colonies de marchands de Pise, Amalfi et surtout Gênes, premier débouché de l’or africain en Méditerranée. [8] Malgré ces contacts mercantiles, on savait peu et l’on comprenait mal, en Europe, comment l’or atteignait les villes côtières ni quels étaient les réseaux complexes apportant l’ivoire, le cristal de roche, les peaux et l’écaille de tortue de contrées aussi éloignées que le Limpopo ou la côte swahili jusque dans l’intérieur de l’Afrique, aussi bien que vers la mer Rouge, le golfe Persique et l’océan Indien. Du point de vue européen, le Sahara était un linceul entourant de mystère le reste du continent : il n’y avait pas moyen de savoir ce qui se trouvait au-delà de l’étroite bande côtière et fertile de l’Afrique du Nord. [9]

On avait assurément conscience, en revanche, que les territoires d’au-delà du désert possédaient de grandes richesses. Le célèbre Atlas catalan, carte commandée par Pierre IV d’Aragon à la fin du XIVe siècle, l’exprime à merveille en dépeignant un souverain à peau sombre - où l’on reconnaîtt d’ordinaire Mansa Musa - vêtu à la mode occidentale et tenant une énorme pépite d’or à côté d’un cartouche qui détaille l’importance de sa fortune : « l’or trouvé dans son pays est si abondant qu’il est le plus riche et le plus noble roi de ces terres ». [10]

Longtemps, cependant, la tentative d’accéder directement à l’or et aux trésors d’Afrique de l’Ouest resta stérile ; le littoral dénudé de l’actuel Sud marocain et de la Mauritanie offrait peu d’attrait et moins de récompense encore, et il semblait sans objet de naviguer vers le sud, le long de centaines de kilomètres de désert hostile, vers l’inconnu. Puis, au XVe siècle, le monde commença lentement à s’ouvrir.

Les Routes de la Soie, Bruxelles, 2017, pp. 252-4.

Notes

[1Ibn al-Faqīh, in N. Levtzion et J. Hopkins (éds), Corpus of Early Arabic Sources for West African History, Cambridge, 1981, 28.

[2R. Messier, The Almoravids and the Meanings of Jihad, Santa Barbara, 2010, 21–34. Voir du même, ‘The Almoravids : West African Gold and the Gold Currency of the Mediterranean Basin’, Journal of the Economic and Social History of the Orient 17 (1974), 31–47.

[3V. Monteil, ‘Routier de l’Afrique blanche et noire du Nord-Ouest : al-Bakri (Cordoue 1068)’, Bulletin de l’Institut Fondamental d’Afrique Noire 30.1 (1968), 74 ; I. Wilks, ‘Wangara, Akan and Portuguese in the Fifteenth and Sixteenth Centuries. 1. The Matter of Bitu’, Journal of African History 23.3 (1982), 333–4.

[4N. Levtzion, ‘Islam in West Africa’, in W. Kasinec et M. Polushin (éds), Expanding Empires : Cultural Interaction and Exchange in World Societies from Ancient to Early Modern Times, Wilmington, 2002, 103–14 ; T. Lewicki, ‘The Role of the Sahara and Saharians in the Relationship between North and South’, in M. El Fasi (éd.), Africa from the Seventh to Eleventh Centuries, Londres, 1988, 276–313.

[5S. Mody Cissoko, ‘L’Intelligentsia de Tombouctou aux 15e et 16e siècles’, Présence Africaine 72 (1969), 48–72. Ces manuscrits furent catalogués au XVIe siècle par Muḥammad al-Wangarī et constituaient une partie de la magnifique collection léguée à ses descendants jusqu’à nos jours ; les premières dépêches affirmant qu’ils avaient été détruits par les Touaregs en 2012 se trouvent être fausses.

[6Ibn Faḍl Allāh al-ʿUmarī , Masālik al-abṣār fī mamālik al-amṣār , tr. Levtzion et Hopkins, Corpus of Early Arabic Sources, pp. 270–1. La chute de la valeur de l’or est une évidence pour la plupart des commentateurs modernes ; pour un point de vue plus réservé, voir W. Schultz, ‘Mansa Musa’s Gold in Mamluk Cairo : A Reappraisal of a World Civilizations Anecdote’, in J. Pfeiffer et S. Quinn (éds), History and Historiography of Post-Mongol Central Asia and the Middle East : Studies in Honor of John E. Woods, Wiesbaden, 2006, 451–7.

[7Ibn Baṭṭūṭa, Les Voyages d’Ibn Battûta, texte arabe et traduction française (1854) de C. Défrémery et B. R. Sanguinetti, préface et notes de Vincent Monteil, 4 vol. Paris, 1968, IV, 399-400.

[8B. Kreutz, ‘Ghost Ships and Phantom Cargoes : Reconstructing Early Amalfitan Trade’, Journal of Medieval History 20 (1994), 347–57 ; A. Fromherz, ‘North Africa and the Twelfth-Century Renaissance : Christian Europe and the Almohad Islamic Empire’, Islam and Christian Muslim Relations 20.1 (2009), 43–59 ; D. Abulafia, ‘The Role of Trade in Muslim–Christian Contact during the Middle Ages’, in D. Agius et R. Hitchcock (éds), The Arab Influence in Medieval Europe, Reading, 1994, 1–24.

[9Voir l’ouvrage novateur de M. Horton, Shanga : The Archaeology of a Muslim Trading Community on the Coast of East Africa, Londres, 1996 ; aussi S. Guérin, ‘Forgotten Routes ? Italy, Ifriqiya and the Trans-Saharan Ivory Trade’, Al-Masāq 25.1 (2013), 70–91.

[10D. Dwyer, Fact and Legend in the Catalan Atlas of 1375, Chicago, 1997 ; J. Messing, ‘Observations and Beliefs : The World of the Catalan Atlas’, in J. Levenson (éd.), Circa 1492 : Art in the Age of Exploration, New Haven, 1991, 27.


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