Guillaume Villeneuve, traducteur
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Quelques "Cœurs reconnaissants" et un Esprit fort

samedi 16 septembre 2017, par Guillaume Villeneuve


Pour faire partie de ce groupe des « Cœurs reconnaissants » - qui constituait un vivier d’invités -, trois conditions, outre une goutte de sang bleu, étaient requises : la pauvreté, la piété et quelque infirmité physique. Naturellement, les membres les plus anciens de ce cercle avaient rapidement acquis une technique si savante dans l’étalage de ces attributs qu’une certaine rivalité était apparue. À l’époque dont je parle, les deux gagnantes, qu’on n’aurait su départager, étaient Miss Childs et Miss Marple. La première, dame âgée au fort mauvais caractère, souffrait d’une cataracte aiguë ; la seconde, créature bonne et craintive, d’une scoliose. Si Miss Childs pouvait prétendre à juste titre qu’une cataracte était un mal plus grave, Miss Marple connaissait, à n’en pas douter, la plus grande pauvreté et leur égale et manifeste piété empêchait de les départager aux points. Que Miss Marple, outre sa bosse, eût une épaisse moustache de hussard ne comptait pas car les Lancaster jouissaient d’un système pileux développé (on avait pris plus d’une fois l’une de mes grand-tantes pour Lord Kitchener) et semblable ornement leur semblait être davantage un sujet d’orgueil que de honte.

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La position de Frau Schmiegelow était en revanche un peu plus incertaine. Jadis gouvernante allemande de mes tantes, la corpulente Prussienne recevait de temps en temps l’ordre de quitter sa terre natale pour rendre visite à ses anciennes élèves. De sa piété agressivement luthérienne, on ne doutait pas une seconde et, grâce à un malheureux mariage avec le receveur des postes d’une bourgade du Schleswig-Holstein, sa pauvreté était sans recours. De prime abord, il était plus difficile de deviner la nature de ses déficiences physiques ; très enveloppée, éclatante de santé et d’assurance, elle ne donnait vraiment pas l’impression de pouvoir prétendre à ce titre. Le receveur buvait, disait-on, mais qu’était-ce qu’un mari alcoolique comparé à une cataracte ou une scoliose ? Je m’aperçois aujourd’hui, a posteriori, que son affliction résidait dans son origine étrangère. N’être pas anglais était pour ma famille un handicap si formidable qu’il plaçait à coup sûr sa victime dans la catégorie des invalides définitifs, avec cette seule différence que si se moquer des invalides était un manque absolu de charité, les étrangers constituaient les cibles tout à fait naturelles d’un robuste sens de l’humour.

Dans le cas de Frau Schmiegelow, ce grave désavantage était naturellement un peu atténué par sa germanité : quant à être étranger, autant être allemand et de préférence prussien. Non seulement les Lancaster trouvaient à ces derniers les vertus qu’ils prisaient par-dessus tout - discipline, application, courage physique, piété simple et dénuée d’artifice - mais plusieurs d’entre eux avaient achevé leurs études en Allemagne dont ils parlaient couramment la langue. En vérité, si les Allemands avaient eu le sens de l’humour, ils auraient presque pu poser aux Anglais honoraires. S’agissant de Frau Schmiegelow, cette déficience apparaissait surtout dans l’idée qu’elle se faisait de Guillaume II, personnalité que ses hôtes jugeaient d’un ridicule achevé ; si les bonnes manières empêchaient qu’on puise trop ouvertement à cette source d’amusement discret, la révérence gluante, quasi-hypnotique, avec laquelle la loyale Frau prononçait son « Der liebe Kaiser » mettait notre résistance à rude épreuve.

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Plus puissante encore que celle de la pauvre Frau Schmiegelow était la personnalité de Miss Redpath et bien plus troublante son influence. Si les autres « Cœurs reconnaissants » restent vivants dans mon souvenir, ils manquent de relief, alors que Miss Redpath est un personnage en trois dimensions, complet, tout entier en acte. De fait, ce fut la première personne extérieure à la famille que j’appris à connaître vraiment et, même petit garçon, je savais qu’elle n’était pas assimilable aux personnages du porche qu’on ne pouvait imaginer quittant leur socle, mais qu’elle menait une vie indépendante, dépassant largement les limites de notre demeure. Cette différence n’était d’ailleurs pas qu’apparente : Miss Redpath ne remplissait en réalité aucune des conditions attachées au statut de « Cœur reconnaissant ». Certes, elle n’était pas riche, mais elle jouissait d’un petit revenu personnel ; sa bonne santé, bien qu’elle eût plus de soixante-dix ans, était provocante ; enfin, loin d’être pieuse, ou même indifférente à la religion, elle se montrait une agnostique convaincue et militante.

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À mon sens, la véritable raison motivant l’apparition annuelle, pour une semaine ou deux, de ce personnage entier était au fond la peur. Elle avait naguère été la très compétente principale de l’excellente école de jeunes filles dont ma mère et mes tantes (et même certaines de mes grand-tantes) avaient suivi les cours, et la crainte respectueuse qu’elles nourrissaient toujours pour elle les empêchait, à présent qu’elles l’avaient reçue une fois, de mettre un terme à leurs invitations. Par ailleurs, elle était très appréciée de mon aïeul qui avait parfois bien du mal, je pense, à cacher l’ennui instillé par la compagnie de ses autres invités et qui appréciait d’autant plus les qualités viriles de cet esprit très vif.

La mine de Miss Redpath s’accordait exactement à son caractère. Si elle était très petite, l’extrême raideur de son port compensait à merveille les centimètres manquants et son visage carré, sa large mâchoire, se distinguaient par deux caractéristiques expressives renforçant pleinement la crainte qu’elle inspirait. Ses yeux irradiaient toujours un regard de férocité surprise à cause du cercle blanc et parfait entourant les iris bleu vif, cercle ininterrompu par les paupières, phénomène que je n’ai jamais observé que chez les hypnotiseurs professionnels ou sur les photographies de Mussolini. Lorsqu’elle parlait, on ne la voyait nullement mouvoir la mâchoire, de sorte qu’on avait pleine conscience, derrière des lèvres exagérément mobiles (elle était fort pointilleuse sur le chapitre de l’élocution et ne tolérait pas qu’on "marmonne"), de la présence d’une dentition fermement contractée. Son costume, bien choisi pour mettre en valeur sa personnalité, était invariable. Sa veste et sa jupe de drap fin, d’un mauve profond ourlé de galon noir, étaient amples afin de faciliter au maximum les mouvements ; ses bottines noires étaient robustes et confortables ; et sous le haut col de dentelle, soutenu de part et d’autre par de petits serpentins de cuivre, on distinguait clairement les mouvements vigoureux des muscles du cou que suscitait son élocution si particulière.

Tandis que mes cousins et la plupart de leurs parents envisageaient avec une vive inquiétude l’arrivée de Miss Redpath, je l’attendais avec le plus ardent plaisir. Non seulement ne prêtais-je plus attention depuis longtemps à son aspect insolite pas plus qu’à ses manières abruptes (car ma mère m’avait souvent emmené la voir à Londres) mais j’appréciais beaucoup ses dons de conteuse et qu’elle ne jugeât pas nécessaire, en s’adressant aux enfants, de recourir à un langage différent de celui qu’elle employait avec les adultes. Au surplus, elle habitait ce qui me paraissait être la plus belle maison du monde.

Dans mon enfance, le spectacle des pelouses vertes impeccables de Hampstead Garden Suburb, ombragées d’ormes soigneusement entretenus, les poteaux peints en blanc reliés par des chaînes, les croisées de fenêtre en plomb et les pignons habillés de tuiles, surtout l’échelle miniature sur laquelle tout était conçu instillaient un ravissement indicible ; ce sentiment n’était nullement entamé quand s’ouvrait enfin la porte d’entrée verte de la résidence de Miss R., avec son guichet cordiforme serti de tessons de bouteille.

Miss Redpath était la cousine d’un des principaux peintres préraphaélites (Holman Hunt, je crois) et son intérieur exhalait déjà un fort parfum d’époque. Dès l’entrée, on était confronté à une grande reproduction de Matin de mai sur Magdalen Tower, nantie d’un affectueux message de l’artiste griffonné sur le passe-partout, et assiégé de tous côtés par les vierges de Burne-Jones, sanguines accrochées au-dessus de buissonneux bosquets de monnaie-du-pape et d’amour-en-cage savamment disposés dans des bassines de cuivre rutilant. Ailleurs abondaient les empreintes de gisants, d’innombrables estampes Arundel, tandis que la présence de plusieurs plaques des Della Robbia, d’une série de photographies violines et décolorées des fresques de Gozzoli dans la chapelle des Médicis, de quelques petites aquarelles soignées d’Assise attestaient de l’italianophilie enthousiaste de la maîtresse de maison, culte auquel elle sacrifiait à l’instar des derniers victoriens. Les deux petites pièces du rez-de-chaussée où étaient exposés ces trésors, sur un fond de papier-peint de William Morris, communiquaient par une arche, de sorte qu’on avait vue dès l’entrée, à travers toute la maison, sur le petit verger du fond. Diffusant à l’intérieur une lumière verte et tamisée, il m’évoquait toujours ce qu’on découvrirait si l’on pouvait arpenter l’arrière-plan des Feuilles d’automne de Millais.

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Malgré tout, Miss Redpath n’avait rien d’une esthète décadente ; fille de pasteur, elle avait appris le latin et le grec sur les genoux de son père, avait été l’une des toutes premières diplômées de Bedford College pour devenir une experte distinguée en anglo-saxon, l’élève et l’amie du professeur Skeat. Elle était en outre l’un des membres fondateurs de la Société fabienne et une suffragette déterminée, sinon militante. On comprendra que ses critères de jugement fussent élevés et que, si elle admirait sincèrement les œuvres des préraphaélites et de leurs contemporains, cet engouement ne concernât pas toujours leurs personnalités.

Extrait de De mémoire, Paris 1996. Épuisé. Tous droits réservés.


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