Guillaume Villeneuve, traducteur
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Jane Austen (James Edward Austen-Leigh)

mercredi 10 août 2016, par Guillaume Villeneuve


«  Les bonnes manières sont à ce point liées au bon sens qu’elles ne peuvent en être distinguées. »
Lord Halifax (1633-1695)

«  Ce n’était pas ce qu’elle savait, mais ce qu’elle était, qui distinguait Jane Austen d’autrui. »
J. E. Austen-Leigh à propos de sa tante.

Qui est Jane Austen, née en 1775, morte en 1817 ? Quand son neveu, l’auteur des lignes qui suivent, livre au public son portrait en 1869, avec beaucoup de modestie et de retenue, il ne se doute pas que c’est lui qui va décupler la gloire austenienne et faire de l’auteur de six romans, connus jusqu’alors d’un public de connaisseurs, un véritable mythe.

Comme beaucoup de ses parents - père, oncles, aïeul et bisaïeul - c’est un ecclésiastique anglican et l’on retrouve sur son visage pensif la bonté visible dans les rares portraits conservés de sa tante.

Il ne l’a jamais oubliée, ni la relation intellectuelle et sensible très étroite qui les unissait : il mesure combien le monde a changé en un demi-siècle, entre la Régence anglaise et le victorianisme triomphant et sait qu’il lui incombe, à lui comme au dernier témoin (1798-1874), de rendre cet ultime hommage à l’illustration de la famille.

Qui est Jane Austen ? Pour sa famille - pour la fin du XIXe siècle - pour le XXIe siècle déjà bien entamé ?

À la première question, son neveu Edward Austen répond avec une simplicité charmante. Il nous présente la vie d’une famille cultivée à la campagne, autour du père révérend, chargé de deux cures. Vie d’une nombreuse fratrie (six garçons et deux filles) où les bébés sont d’abord placés en nourrice à la mode du XVIIIe siècle, où les filles sont élevées à la maison, où la lecture à voix haute est un art et un passe-temps, où un air de danse succède souvent au dîner (pris à 15 heures), où l’on se rend au bal au moins une fois par mois. Jane aime beaucoup danser, mais aussi jouer du pianoforte – elle prendra l’habitude d’en jouer avant le petit déjeuner pour ne pas déranger la maisonnée. On aime aussi jardiner. À 70 ans, la mère de famille continuera de bêcher ses pommes de terre avec vigueur.

Sous tout cela, et d’abord pour son héroïne, sa tante, il y a une foi profonde. On se rend aux vêpres le dimanche, on confectionne en causant des habits pour les pauvres de l’entourage, pas seulement pour la famille. Pour Jane, tout doit s’effacer devant Dieu à l’heure de la mort. En attendant, la vie du foyer est pleine de joie et de rires, de roulades sur le gazon au-dessus du potager, au soleil. Elle n’aura pas connu son frère Georges né en 1766, attardé mental tout de suite éloigné. Elle aura une relation privilégiée avec sa sœur aînée Cassandra, partagera la même chambre jusqu’à sa mort, lui confiera ce qu’elle cache à tous [1]. Elle sera une tante idéale pour tous ses neveux et nièces, ignorant qu’elle ait eu ses propres liberi, ses libri, [2] tant elle était patiente et affectueuse, soucieuse de leur éducation. Dans ce monde, l’obéissance filiale est totale et la décision du paterfamilias irrévocable. Quand Jane apprend brutalement le départ prochain de la cure de Steventon, laissée au fils aîné James et père de James Edward, elle s’évanouit, tant elle est attachée à sa maison de naissance. Elle ne goûtera pas Bath, ce symbole de l’élégance anglaise, même si elle y reste vénérée.

Sa société, formée par le XVIIIe siècle, éprise du bon sens et des Grâces de lord Chesterfield, n’est pas celle, faite de ducs, de lords et de ladies, de leur palais et de leurs chevaux, qu’ont dépeinte un Stubbs ou un Gainsborough. Elle en est le reflet modeste, économe. Dames et femmes y portent bonnet et le consumérisme est bien sûr inconnu. Jane ne fera pas de Grand Tour, ira rarement à Londres. Pour elle comme pour son voisin du Hampshire et presque contemporain, le révérend et naturaliste Gilbert White [3], les collines crayeuses de la région, les Downs, seront pour ainsi dire les seules montagnes. Et si les oiseaux sont l’allégorie de la liberté et du voyage pour White, ce sont ses frères marins Francis (Franck) et Charles, futurs amiraux, qui la feront voyager tout autour du monde.

Car cette vie purement anglaise se déroule aussi face à la France. La famille héberge une parente dont le mari a été guillotiné ; Mme de Feuillide apprend aux jeunes Austen les manières et la langue françaises, parfaitement maîtrisées par Jane ; et son sens de l’humour emprunte énormément, comme l’a bien vu Nabokov, à l’esprit français et à l’épigramme du XVIIIe siècle [4] . Et qui se dresse contre l’Angleterre, contre sa marine, contre les frères de Jane, sinon, presque jusqu’à la fin de sa vie, « l’ennemi du genre humain », « l’ogre corse » ? En 1814, enfin, on parle de « paix », après que le monde a été mis à feu et à sang…

Mais Jane ne fait pas de politique. Elle épouse le point de vue tory de sa famille : « toute ancienne coutume devrait être sacrée à moins qu’elle ne nuise au bonheur [5] » s’exclame-t-elle en apprenant la nouvelle de l’abandon du kilt par les Écossais. Nonobstant, les rapports des sexes sont pour elle clairement définis ; « les femmes règnent sur le foyer comme les hommes sur la vie publique » [6] et l’on saisit pourquoi on a vu en Virginia Woolf une descendante de Jane Austen, elle qui s’est tant interrogée sur la répartition des rôles sexuels à l’ère victorienne [7]. Pourtant, toute modeste et féminine qu’elle soit, Jane Austen - comme Charlotte Brontë, comme tout créateur - montrera une indépendance féroce s’agissant de son art : nul, comme on le verra plus loin, ne pouvait lui dire quoi et comment écrire.

Cet art, pétri d’humour et de comédie, épris de vraisemblance dans la tradition classique française, reposait sur une triple règle de conduite car – et c’est l’un des articles de foi dont son neveu entend nous persuader - « il n’y avait guère de charme conféré à ses personnages les plus exquis qui ne fût un fidèle reflet de la douceur de son propre caractère et de son cœur aimant. » C’est le bon sens, le goût et la vertu chrétienne qui la guident dans la création de personnages véritablement autonomes et qui font de ses livres des « copies fidèles de la nature », les hissent au niveau de modèles, y compris pour la fin du XIXe siècle. Cet art s’exerce dans une discrétion inouïe : elle écrit sur la table d’acajou du salon, à l’insu de tous sauf de sa mère, de sa sœur et de Martha Lloyd, autre tante de James Edward, qui vit avec elles. Et ses livres paraîtront de son vivant sous l’autorité anonyme d’ « une dame » qui restera toujours – à une exception près - éloignée du Londres littéraire. Discrétion encore redoublée par sa chère Cassandra qui va détruire nombre de documents après sa mort si précoce, et n’évoquera qu’à peine, tardivement, les deux seules histoires d’amour de sa sœur.

Malgré tout, malgré le peu de documents exploitables, en dépit et à cause de la discrétion à laquelle il sacrifie lui aussi un demi-siècle plus tard, en ne faisant par exemple qu’effleurer la grave dépression traversée par sa tante durant cinq ans, après la mort de son père, et durant laquelle elle n’écrivit pas une ligne à Bath et à Southampton, l’auteur de ces souvenirs nous touche et nous émeut davantage que le ferait celui d’une biographie exhaustive ou psychanalytique. Les réserves du dessin sont plus suggestives. Au-delà de la politique, l’auteur du présent portrait n’en dévoile pas moins un vibrant message, énoncé par l’exemple, non à l’emporte-pièce. Les vertus d’analyse inouïes qui faisaient l’envie d’un Walter Scott (« cette jeune femme a un vrai talent pour décrire les intrications, les sentiments et les personnages de la vie ordinaire, et c’est à mes yeux le plus merveilleux que j’aie jamais rencontré ») on ne les verra reparaître que chez Virginia Woolf. N’en était-elle pas bien consciente, elle qui lui consacre un essai du premier Manuel de lecture [8], elle qui écrit à son ancien professeur de grec, Janet Case, le 13 juin 1928, qu’elle est allée se recueillir sur sa tombe à Winchester ? [9] Virginia sait ce qu’elle doit à l’auteur de Persuasion et ce qu’il faut penser des livres des hommes quand ils parlent de « l’inconstance féminine ». [10]

Voici peut-être ce qu’est ici Jane Austen, pour notre siècle déjà bien entamé, grâce à la plume de son cher neveu. Une femme restée pleine de douceur et de résignation devant la maladie, si propre à ouvrir les yeux sur la nature humaine [11] ; la malade qui préfère s’allonger sur trois chaises rapprochées plutôt que priver sa mère de l’unique canapé du salon ; celle encore qui, tel le vieux Kant en toute fin de vie, se lève pour accueillir ses nièces. Cette leçon de tenue et de style, issue du XVIIIe siècle, à la hauteur des plus beaux Gainsboroughs [12], faut-il désespérer de pouvoir s’en inspirer, fût-ce en 2016, quand, Napoléon, Victoria ou pas, nos guerres coloniales ne cessent pas ? Elle reste à notre portée si nous songeons qu’il nous incombe d’embellir la vie, la société et nos âmes.

Guillaume Villeneuve

Donné en préface à ma traduction de Mes Souvenirs de Jane Austen, à paraître le jour de la saint Louis 2016.

Notes

[1David Cecil, A Portrait of Jane Austen, Londres 1978, p. 73.

[2L’adage antique,  liberi aut libri, « des enfants ou des livres ».

[3Auteur du premier chef d’œuvre d’écologie systématique, en 1789, The Natural History of Selborne, village situé à quelques kilomètres de Steventon et Chawton, les deux seuls vrais et féconds foyers de Jane.

[4Voir V. Nabokov, Lectures on Literature, Londres, 1983 (sur le Mansfield Park de Jane Austen), pp. 58-60. Et infra sous la plume de Jane elle-même qui parle, à propos de son Orgueil et Préjugés, de « l’enjouement épigrammatique du style ».

[5Cecil, op. cit.

[6Ibid., p. 19.

[7Virginia Woolf s’inscrivait dans une tradition whig infiniment plus véhémente, elle dont le bisaïeul James Stephen, contemporain de Jane, était un abolitionniste militant. Si les Antilles apparaissent souvent dans les romans et le monde de Jane via ses frères marins, le débat contemporain sur la Traite – comment douter qu’elle n’ait « nui au bonheur des Noirs »... - est évacué bien que ce soit l’infâme économie de plantation qui permette par exemple à Mme Smith, à la fin de Persuasion, le dernier roman posthume de Jane, de retrouver, miraculeusement, l’aisance… On verra toutefois que Jane se dit très séduite par le livre de l’abolitionniste Thomas Clarkson.

[8« À quinze ans, Jane Austen se faisait peu d’illusions sur les gens et aucune sur son compte. » Common Reader, Londres, 1925.

[9A Change of Perspective - The Letters of Virginia Woolf 1923-1928, Londres, 1977, pp. 509-510.

[10Persuasion, Londres, 1962, pp. 202-3. Posthume, c’est aussi le premier livre signé de Jane Austen.

[11Ibid., pp. 132-3. Quand Jane peint Mme Smith, elle ressent déjà les atteintes de la maladie d’Addison qui va l’emporter.

[12La communauté d’esprit et de sentiment entre Gainsborough et Jane Austen, outre les élégances aristocratiques, a bien été pointée par John Hayes dans son catalogue, Gainsborough, Paris, 1981, pp. 43 sq. Un même amour de la nature et de la campagne est à la source de leur art.


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