Guillaume Villeneuve, traducteur
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Échec millénaire des croisades occidentales aux Proche et Moyen-Orient

vendredi 19 septembre 2014, par Guillaume Villeneuve


Les Croisades furent lancées pour sauver la chrétienté orientale des musulmans. Quand elles s’achevèrent, toute cette chrétienté orientale était sous la férule musulmane.

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L’ère des croisades est l’une des plus importantes dans l’histoire de la civilisation occidentale. À son début, l’Europe de l’Ouest émergeait à peine de la longue période d’invasions barbares que nous appelons les « siècles sombres ». Quand elle s’acheva, la grande efflorescence que nous appelons Renaissance venait de commencer. Cependant, on ne saurait attribuer la responsabilité directe de ce développement aux croisés eux-mêmes. Les croisades n’avaient aucun rapport avec les nouvelles conditions de sécurité, en Occident, qui permettaient aux marchands et aux érudits de voyager comme il leur plaisait. Ils pouvaient déjà accéder au savoir du monde musulman engrangé en Espagne ; les étudiants comme Gerbert d’Aurillac avaient déjà visité les centres universitaires espagnols. Tout au long de la période des croisades proprement dite, ce fut la Sicile qui, davantage que l’Orient, offrit un lieu de rencontre aux cultures arabe, grecque et occidentale. Intellectuellement, l’Orient latin n’apporta presque rien. [1] Un homme de la trempe de saint Louis put y passer plusieurs années sans voir le moins du monde s’altérer son point de vue culturel. Si l’empereur Frédéric II s’était intéressé à la civilisation orientale, il le devait à son éducation sicilienne. Et l’Orient latin ne contribua pas plus au progrès de l’art occidental, sauf dans le domaine de l’architecture militaire et, peut-être, en introduisant l’arc d’ogive. Militairement, mis à part l’édification des châteaux, l’Ouest révéla de manière répétée qu’il n’avait rien appris des croisades. Chaque expédition, depuis la Première croisade jusqu’à celle de Nicopolis, réédita les mêmes erreurs.

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Le principal résultat des croisades menées par la chrétienté occidentale fut négatif. Au commencement, les principaux centres de civilisation se trouvaient en Orient, à Constantinople et au Caire. À la fin, la civilisation avait transporté son quartier général en Italie et dans les pays émergents de l’Ouest. Certes, les croisades ne furent pas les seules responsables du déclin du monde musulman. Les invasions des Turcs avaient déjà sapé le califat abbasside de Bagdad et auraient renversé le califat fatimide d’Égypte même sans croisade. Toutefois, si l’irritation constante des guerres contre les Francs n’avait existé, les Turcs se fussent peut-être bien intégrés à l’univers arabe en lui apportant une vitalité et une force neuves sans en détruire l’unité fondamentale. Les invasions mongoles furent encore plus destructrices pour la civilisation arabe et on ne peut les imputer aux croisades. Sans elles, malgré tout, les Arabes auraient été infiniment plus aptes à contrer l’agression mongole. L’intrusion de l’État franc était une plaie ouverte que les musulmans ne purent jamais oublier. Tant qu’elle les tourmenta, ils ne purent jamais régler les autres problèmes.

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L’État islamique était une théocratie où politiquement le bien public reposait sur le califat, la lignée de prêtres-rois dont la coutume garantissait la succession héréditaire. L’attaque croisée se produisit alors que le califat abbasside était incapable, politiquement comme géographiquement, de lui opposer l’islam ; et les califes fatimides, en tant qu’hérétiques, ne disposaient pas d’une allégeance assez vaste. Les chefs qui se présentèrent pour vaincre les chrétiens, les Nour-ed-Din et les Saladin, étaient des personnages héroïques, inspirant respect et dévouement, mais il s’agissait d’aventuriers. Les Ayyoubides, en dépit de leur talent, ne seraient jamais considérés comme les chefs suprêmes de l’islam, parce qu’ils n’étaient pas califes ; ils ne descendaient même pas du Prophète.

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Le christianisme avait établi d’entrée de jeu une distinction entre le monde de César et celui de Dieu ; c’est pourquoi, lorsque s’effondra la conception médiévale de l’unicité de la cité politique de Dieu, la vitalité de la foi chrétienne n’en souffrit pas. L’islam, en revanche, était conçu comme une unité politique et religieuse. Celle-ci s’était lézardée avant les croisades ; mais les événements qu’elles provoquèrent élargirent trop les failles pour qu’on les comble. Les grands sultans ottomans réalisèrent une réparation superficielle, mais seulement pour un temps. Ces failles subsistent jusqu’à nos jours.

Encore plus néfaste fut l’effet de la guerre sainte occidentale sur l’esprit de l’islam. Toute religion établie sur une Révélation exclusive affiche nécessairement un certain mépris pour l’incroyant. Toutefois, l’islam n’était pas intolérant dans sa première période. Mahomet lui-même considérait que les juifs et les chrétiens avaient reçu un fragment de la Révélation et qu’il ne fallait donc pas les persécuter. Sous les premiers califes, les chrétiens jouèrent un rôle honorable dans la société arabe. Beaucoup des premiers penseurs ou écrivains arabes furent chrétiens et fournirent une utile stimulation intellectuelle ; car les musulmans, avec leur foi dans la parole de Dieu, donnée une fois pour toutes dans le Coran, tendaient intellectuellement à l’immobilisme et au fatalisme. La rivalité du califat et de l’empire byzantin n’était d’ailleurs pas entièrement inamicale. Érudits et techniciens allaient d’un empire à l’autre pour leur plus grand profit mutuel. La guerre sainte initiée par les Francs ruina ces bonnes relations. À l’intolérance sauvage des croisés répondit l’hostilité croissante des musulmans. Le grand humanisme de Saladin et de sa famille serait bientôt rare parmi leurs coreligionnaires. Quand survinrent les Mamelouks, les musulmans étaient aussi étroits d’esprit que les Francs. Leurs sujets chrétiens en firent les premiers les frais. Ils ne retrouvèrent jamais leur ancienne intimité avec leurs voisins et maîtres musulmans. Leur propre vie intellectuelle s’affadit, avec elle l’influence et l’ouverture dont avait profité l’islam. La Perse mise à part, et ses singulières traditions hérétiques inquiétantes, les musulmans se blottirent derrière le rideau de leur foi ; or une foi intolérante est inapte au progrès.

Histoire des croisades, conclusion générale, Livre V, chapitre II.

Notes

[1Pour la vie intellectuelle en Orient latin, voir infra les annexes.


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