Guillaume Villeneuve, traducteur
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Le Révérend John Skinner

lundi 18 août 2014, par Guillaume Villeneuve


Tout un monde sépare Woodforde, qui naquit en 1740 et mourut en 1803, de Skinner, qui naquit en 1772 et mourut en 1839.

Car les quelques années qui séparaient les deux pasteurs sont les années importantes qui séparent le XVIIIe siècle du XIXe siècle. Camerton, au cœur du comté de Somerset, était un village de la plus haute antiquité, c’est vrai ; mais avant d’avoir lu cinq pages du Journal de Skinner, nous entendons parler de mines, et de l’allégresse générale quand on mit au jour une nouvelle veine de charbon et que les propriétaires distribuèrent de l’argent pour fêter un événement qui présageait tant de prospérité pour le village. À cette époque, bien que l’aristocratie campagnarde parût aussi solidement implantée que jadis, la demeure seigneuriale de Camerton, avec tous les droits et charges qui lui étaient attachés, était aux mains des Jarrett, dont la fortune résultait du commerce triangulaire. Cette incongruité, l’intrusion d’un élément tout à fait ignoré de Woodforde et de son temps, eut certainement son importance dans l’évolution intellectuelle de Skinner. [1] Irritable, nerveux, plein d’appréhension, il paraît incarner, avant même que l’époque fût née, tous les conflits et l’agitation de notre temps affolé. Il se tient, portant les bas et la culotte peu seyante du premier XIXe siècle, à la croisée des chemins. Derrière lui reposaient l’ordre et la discipline, et toutes les vertus du passé héroïque, mais sitôt sorti de son bureau, il devait affronter l’ivrognerie et l’immoralité ; l’indiscipline et l’irreligion ; le méthodisme et le catholicisme ; le Reform Bill et la loi d’émancipation catholique, [2] une foule qui réclamait la liberté à cors et à cris, la destruction de tout ce qui était décent, établi et juste. Tourmenté et quérulent, mais aussi consciencieux et capable, il se tient à la croisée des chemins, refusant de bouger d’un pouce, incapable de concéder un point, dur, autoritaire, inquiet et sans espoir.

Les chagrins domestiques avaient accru l’aigreur naturelle de son caractère. Sa femme était morte jeune, le laissant avec quatre enfants en bas âge, dont la mieux aimée, Laura, enfant qui partageait ses goûts et aurait adouci sa vie, car elle tenait déjà un journal et avait constitué un cabinet de coquillages avec la plus grande méthode, mourut aussi. Et ces pertes, bien qu’elles dussent théoriquement lui faire aimer Dieu davantage, ne lui en firent haïr que plus les hommes. Au moment où commence le Journal, en 1822, il était convaincu que l’humanité était injuste et méchante et que les habitants de Camerton étaient plus corrompus encore que le reste de l’humanité. Et à ce moment-là aussi, il était établi dans sa charge. Le destin l’avait tiré du cabinet d’avoué où il aurait été dans son élément, rendu la justice, rempli des formulaires, s’en serait strictement tenu à la lettre de la loi, pour le fixer à Camerton parmi des marguilliers et des fermiers, les Gullick et les Padfield, la vieille femme hydropique, l’idiot du village et le nain. Toutefois, quelque sordides que fussent ses obligations et dégoûtants ses paroissiens, il devait pour eux faire son devoir ; et avec eux il demeurerait. En dépit des insultes, il se montrerait à la hauteur de ses principes, défendrait le droit, protégerait le pauvre et punirait le méchant. Au moment où s’ouvre le Journal, il est au beau milieu de sa carrière malheureuse et ardue.

Peut-être le village de Camerton, en l’an 1822, avec ses mines de charbon et les dommages qu’elles causaient, n’était-il pas un bon exemple de la vie de village en Angleterre. Il était sûrement malaisé, si l’on suit les tournées quotidiennes du Recteur, de se complaire à des rêves touchant la singularité et l’agrément de l’ancienne vie campagnarde. Alors, par exemple, on l’appelait au chevet de Mme Gooch - une faible d’esprit, qui s’était barricadée dans sa chaumière, était tombée dans le feu et se trouvait à l’agonie. « Pourquoi ne m’aidez-vous pas ? Pourquoi ne m’aidez-vous pas ? » hurlait-elle. Et le Recteur, en l’entendant, savait qu’elle connaissait cette fin sans l’avoir méritée. Ses efforts pour tenir son ménage l’avaient poussée à boire, et c’est comme cela qu’elle avait perdu la tête, et, suite aux disputes opposant les représentants de la Loi des Pauvres à la famille pour savoir qui devait l’entretenir comme suite à la prodigalité et à l’ivrognerie de son mari, elle s’était retrouvée seule, était tombée dans le feu et mourut donc. Qui fallait-il blâmer ? M. Purnell, le magistrat pingre, qui prônait une réduction des secours aux pauvres, ou Hicks, le Chargé des Pauvres, qui était dur, tout le monde le savait, ou les cabarets, ou les méthodistes, ou quoi ? Quoi qu’il en fût, le Recteur avait fait son devoir. Même s’il devait être haï pour cela, il prenait toujours la défense de ceux qu’on piétine ; il signalait toujours aux autres leurs fautes et les convainquait de leur méchanceté. Il fallait parler, ici, de Mme Somer, qui tenait une maison mal famée et élevait ses filles pour l’y remplacer. Il fallait parler du fermier Lippeatt, qui, expulsé du Relais Rouge à minuit, ivre mort, oublia son chemin, tomba dans une carrière et mourut la cage thoracique enfoncée. Partout où l’on regardait, il y avait de la souffrance, partout où l’on jetait les yeux on repérait, derrière la souffrance, de la cruauté. M. et Mme Hicks, les Chargés des Pauvres, laissèrent un pauvre infirme gésir six jours durant, sans soins, à l’Hospice « de sorte que les vers étaient apparus dans sa chair et avaient creusé de grands trous dans son corps ». Sa seule garde-malade était une vieille femme, si faible qu’elle ne pouvait le soulever. Heureusement, il mourut. Heureusement, le pauvre Garratt, le mineur, mourut aussi. Car aux maux de l’alcoolisme, de la pauvreté et du choléra, il fallait ajouter les périls permanents de la mine. Les accidents étaient fréquents et les moyens d’y remédier rudimentaires. Un effondrement de charbon avait brisé le dos de Garratt, mais il subsista, en dépit des pratiques barbares des chirurgiens de campagne, du mois de janvier à novembre, où la mort, enfin, le délivra. Tous les deux, le sévère Recteur et la désinvolte Dame du château - il faut leur rendre cette justice - ne ménageaient ni leurs demi-couronnes, ni leurs soupes, ni leurs potions ; ils ne manquaient pas de visiter les malades. Malgré tout, même si l’on tient compte de la rudesse de caractère de M. Skinner, il faudrait une plume bien rose, un regard fort bienveillant, pour faire de la vie à Camerton il y a un siècle [3] une peinture riante. Les demi-couronnes, les soupes faisaient peu pour remédier à la situation ; les sermons et les condamnations la rendaient peut-être pire.

Le Recteur ne s’échappait de Camerton ni par la dissipation comme certains de ses voisins, ni par les activités de plein air. Il lui arrivait de conduire sa carriole pour dîner chez un confrère, mais il remarquait - non sans acrimonie - que le divertissement « convenait davantage à Grosvenor Square [4] qu’à la demeure d’un ecclésiastique : plats français et vins français à profusion » ; il note avec étonnement qu’il était onze heures avant qu’il s’en retourne chez lui. Quand ses deux enfants étaient jeunes, il se promenait parfois avec eux dans les champs, ou s’amusait à leur fabriquer un bateau, ou encore dérouillait son latin dans une épitaphe pour la tombe de quelque chien favori ou d’une colombe apprivoisée. Et il arrivait qu’il s’enfonçât dans son fauteuil pour écouter paisiblement Mme Fenwick chanter les chansons de Moore [5], accompagnée par son mari à la flûte. Mais ces plaisirs mêmes étaient entachés de soupçon. Un fermier le toisait insolemment à son passage ; on lui jetait une pierre d’une fenêtre ; Mme Jarrett, c’était certain, cachait un mauvais dessein derrière sa cordialité. Non, le seul refuge hors de Camerton, c’était Camalodunum. Plus il y réfléchissait, plus il était certain d’avoir la chance singulière de vivre à l’endroit même où avait vécu le père de Caractacus [6], où Ostorius [7] avait fondé sa colonie, où Arthur avait combattu le traître Mordred, où Alfred [8] était presque venu dans ses errances. Enfermé dans son bureau, seul avec ses documents, occupé à copier, comparer et prouver sans relâche, il était en sécurité, au calme, heureux même. Il était aussi à la veille d’une importante découverte étymologique, il en avait l’intime conviction, selon laquelle on pourrait prouver qu’il y avait une signification secrète « dans chaque lettre qui entre dans la composition des noms celtes ». Aucun archevêque ne fut jamais aussi satisfait dans son palais que Skinner l’antiquaire dans sa cellule. À ces intérêts il devait aussi ces rares et délicieuses visites à Stourhead, le domaine de Sir Richard Hoare [9], où il rencontrait enfin des gens de son calibre, et des messieurs captivés par l’examen des antiquités du Wiltshire. Quelle que fût l’intensité du gel, l’épaisseur de la neige sur les routes, Skinner chevauchait vers Stourhead ; et s’asseyait dans la bibliothèque, avec un gros rhume, mais dans un profond ravissement, pour copier des extraits de Sénèque, de Diodore de Sicile et de la Géographie de Ptolémée ; ou il réfutait avec mépris le collègue mal informé qui avait l’audace d’affirmer que Camalodunum était en fait situé à Colchester. Il avançait dans ses extraits, dans ses théories, dans ses preuves, malgré le méchant cadeau d’un paroissien - un clou rouillé enveloppé de papier, malgré les rires d’avertissement de son hôte : « Oh ! Skinner, vous finirez par tout ramener à Camalodunum ; satisfaites-vous de ce que vous avez déjà découvert ; à force de suppositions, vous affaiblirez l’autorité des faits ». À quoi Skinner répondait par une sixième lettre longue de 34 pages ; car Sir Richard ne savait pas combien Camalodunum était devenu nécessaire à l’homme aigri qui, chaque jour, devait affronter Hicks le Chargé des Pauvres et Purnell le magistrat, les bordels, les cabarets, les méthodistes, les hydropiques et les infirmes de Camerton. Les inondations elles-mêmes s’atténuaient si l’on pouvait les comparer à celles du Camalodunum que connurent les Bretons.

C’est ainsi qu’il remplit trois coffres de fer de 98 volumes manuscrits. Ceux-ci, peu à peu, cessèrent de ne se préoccuper que de Camalodunum ; ils concernaient de plus en plus John Skinner. Il importait de faire la vérité sur Camalodunum, c’est vrai, mais il importait aussi de faire la vérité sur John Skinner. Cinquante ans après sa mort, quand on publia les diaires, on devait s’apercevoir non seulement que John Skinner était un grand antiquaire, mais que c’était aussi un homme qui avait beaucoup souffert, auquel on avait fait beaucoup de tort. Son journal devint son confident comme il serait son défenseur. N’était-il pas le plus affectueux des pères ? lui demandait-il par exemple. Il avait consacré un temps et des peines infinies à ses fils ; les avait envoyés à Winchester [10] et Cambridge, et pourtant, à présent que les fermiers étaient si réticents à lui payer sa dîme, qu’ils lui donnaient un mouton à l’échine brisée ou bien le dupaient en lui donnant moins que son compte de poulets, son fils Joseph refusait de l’aider. Son fils disait que les gens, à Camerton, riaient de lui ; qu’il traitait ses enfants en domestiques ; qu’il voyait du mal là où il n’y en avait trace. Sur quoi il ouvrit par hasard une lettre et trouva une facture pour une carriole cassée ; puis ses fils se mirent à traîner, le cigare aux lèvres, quand ils auraient pu l’aider à monter ses dessins. En un mot, il finit par les trouver insupportables. De rage, il les expédia à Bath. Quand ils furent partis, il ne put s’empêcher d’admettre qu’il y allait peut-être de sa faute. C’était, de nouveau, son tempérament plaintif : mais il avait tant de raisons de l’être. Le paon de Mme Jarrett criait toute la nuit sous sa fenêtre. On faisait tinter les cloches de l’église exprès pour le contrarier. Bon ; il essaierait ; il les laisserait revenir. Et Joseph et Owen revinrent. Sur quoi l’ancienne irritation l’envahit de nouveau. Il « ne pouvait s’empêcher de dire » quelque chose sur l’oisiveté ou le fait de boire trop de cidre, sujet qui causa une terrible scène pendant laquelle Joseph brisa l’une des chaises du salon. Owen prit le parti de Joseph. Ainsi qu’Anna. Aucun de ses enfants ne se souciait de lui. Owen alla plus loin. Il a dit que « j’étais fou et qu’il fallait faire examiner ma conduite par une commission de santé mentale ». En plus, Owen le frappa au vif en se gaussant de ses vers, de ses diaires et de ses théories archéologiques. « Il a déclaré que personne ne lira les sornettes que j’ai écrites. Quand j’ai rappelé avoir gagné un prix à Trinity College (…) sa réponse fut que seuls les types les plus stupides songeaient jamais à concourir pour le prix du collège ». Il y eut de nouveau une scène effrayante ; de nouveau il les expédia à Bath, en les maudissant. Alors Joseph tomba malade, frappé par leur consomption congénitale. Aussitôt son père se fit toute tendresse, tout repentir. Il envoya chercher des médecins, lui proposa de l’emmener en croisière vers l’Irlande ; et il l’emmena, de fait, à Weston, et s’en fut naviguer avec lui. Une fois encore la famille se réunit. Une fois encore ce père irritable, exigeant, ne put s’empêcher, malgré tous ses efforts, d’exaspérer des enfants qu’à sa manière revêche il aimait vraiment. Le problème de la religion se présenta. Owen de déclarer que son père ne valait pas mieux qu’un déiste ou qu’un socinien. Et Joseph, alité à l’étage, dit qu’il était trop las pour discuter ; il ne voulait pas que son père lui montre ses dessins ; il ne voulait pas que son père lui lise des prières ; « il préférait parler avec quelqu’un d’autre que lui ». De sorte qu’au moment crucial de leurs vies, quand un père eût dû leur être très proche, même ses enfants se détournaient de lui. Il n’avait plus de raison de vivre. Mais qu’avait-il donc fait pour que chacun le haït ? Pourquoi les fermiers le traitaient-ils de fou ? Pourquoi Joseph disait-il que personne, jamais, ne lirait ce qu’il écrivait ? Pourquoi les villageois attachaient-ils des boîtes de conserve à la queue de son chien ? Pourquoi le paon crie-t-il et les cloches sonnent-elles ? Pourquoi ne lui montrait-on ni pitié, ni respect, ni amour ? Le journal pose et repose ces questions avec une douleur croissante. À la fin, un matin de décembre 1839, le Recteur prit son fusil, s’éloigna dans la hêtraie voisine, et se tua.

Two Parsons, extrait du Common Reader Second Series, Londres, 1932, traduction parue à Paris en 1985 sous le titre “Deux pasteurs” dans le recueil Beau Brummell, revue ici en 2014.

Notes

[1Comment oublier que la famille paternelle de Virginia Woolf, celle des Stephen, à commencer par son trisaïeul James, joua un rôle décisif dans le combat contre la Traite des Noirs dès la fin du XVIIIe siècle ? Voir Hugh Thomas, La Traite des Noirs, Paris 2006, p. 569 etc. (NdT 2014)

[2Le premier date de 1832, c’est la première tentative de réforme du système électoral des « bourgs pourris », la seconde date de 1829.(NdT)

[3L’auteur écrit en 1932. (NdT)

[4Quartier aristocratique de Londres (NdT).

[5Thomas Moore (1779-1852), poète irlandais, ami de Byron. (NdT)

[6Caractacus, roi des Silures au Ier siècle de notre ère ; voir Tacite, Annales, XII, 33sq : « Itum inde in Siluras, super propriam ferociam Carataci viribus confisos, quem multa ambigua, multa prospera extulerant ut ceteros Britannorum imperatores praemineret. » (NdT)

[7Ostorius, propréteur romain, adversaire de Caratacus (ou Caractacus) ; voir Tacite, ibid., 31 : « id quo promptius veniret, colonia Camulodunum valida veteranorum manu deducitur in agros captivos (...) » (NdT)

[8Alfred le Grand, roi du Wessex, vainqueur des Danois en 879. (NdT)

[9Orné de jardins parmi les plus beaux du monde, créés en 1744 par Henry Hoare II, embellis à partir de 1792 par son petit-fils, Sir Richard Colt Hoare dont il est question ici, sauvés par James Lees-Milne et le National Trust. Voir ici. (NdT)

[10L’une des trois meilleures écoles secondaires privées d’Angleterre, avec Eton et Harrow. (NdT)


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