Guillaume Villeneuve, traducteur
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Lettre à un jeune poète

lundi 3 septembre 2012, par Guillaume Villeneuve


Mon cher John,

As-tu jamais rencontré - ou mourut-il avant ta naissance ? - ce vieux monsieur (son nom m’échappe) - qui aimait à égayer la conversation, surtout au petit déjeuner à l’arrivée du courrier, en déplorant la mort de l’art d’écrire des lettres ? Le timbre à un penny, déclarait-il, a tué l’art de la correspondance. Personne, disait-il en examinant une enveloppe à travers ses binocles, n’a plus le temps de même barrer ses “t”. Nous nous ruons, poursuivait-il en étalant sa marmelade sur sa rôtie, sur le téléphone. Nous répandons sur une carte postale des pensées à demi-complètes sous formes de locutions incorrectes. Gray est mort, continuait-il ; Horace Walpole est mort ; Mme de Sévigné - elle est morte aussi (je suppose que c’est ce qu’il allait ajouter, mais une quinte de toux l’interrompit et il dut quitter la pièce avant de pouvoir condamner tous les arts au cimetière, comme il aimait à le faire). Mais quand le courrier est arrivé ce matin et que j’ai décacheté ton enveloppe bourrée de petits feuillets bleus couverts d’une écriture en pattes de mouche et cependant lisible - je dois confesser malgré tout que plusieurs “t” n’étaient pas barrés et que la correction d’une phrase au moins me semble douteuse -, j’ai rétorqué si longtemps après à ce vieux nécrophile : sottises ! L’art de la correspondance vient à peine de naître. C’est l’enfant du timbre à un penny. Et il y a une certaine vérité dans cette formule, à mon avis. Il va de soi que lorsqu’une lettre coûtait une demi-couronne, il fallait qu’elle fût un document d’importance substantielle ; on la lisait à voix haute ; on l’enrubannait de soie verte ; après un certain nombre d’années, on la publiait pour le ravissement infini de la postérité. Ta lettre, au contraire, sera brûlée. L’envoyer n’a coûté que trois pennies et demi. Tu pouvais donc te permettre d’être personnel, impudique, indiscret à l’extrême. Ce que tu me racontes de ce pauvre C. et de son aventure sur le ferry est atrocement privé ; tes grivoiseries aux dépens de M. torpilleraient sans doute votre amitié si elles se savaient ; je ne suis pas sûre non plus que la postérité, à moins qu’elle soit beaucoup plus vive d’esprit que je le prévois, puisse suivre ta pensée depuis le toit qui fuit (“ploc, ploc, ploc, dans la coupelle du savon”) en passant par Mme Gape, la femme de ménage dont la réplique à l’épicier m’a ravie, via Mlle Curtis et son étrange confidence sur le marche-pied de l’omnibus jusqu’aux chats siamois (“Emberlificotez leur museau dans un vieux bas s’ils miaulent, répétait ma tante”) ; de là à Gerard Hopkins puis aux dalles funéraires, aux poissons rouges et enfin, queue de poisson un tantinet surprenante : “Écrivez-moi pour me dire si la poésie a encore un avenir ou est-elle morte ?” Non, ta lettre, parce que c’est une lettre véritable, une lettre qu’on ne peut lire à voix haute aujourd’hui ni publier à l’avenir, devra être brûlée. La postérité devra s’accommoder de Walpole et de Mme de Sévigné. La grande époque épistolaire, c’est-à-dire la nôtre bien sûr, ne laissera aucune lettre derrière elle. Et dans ma réponse, il n’y a qu’une question sur laquelle je puisse me pencher ou tenter de le faire en public : celle qui concerne la poésie et sa mort.

Mais avant de commencer, je dois admettre des défauts, à la fois acquis et innés, qui gauchissent et annulent presque tout ce que j’ai à dire de la poésie, comme tu verras. Faute d’avoir reçu une éducation universitaire digne de ce nom, j’ai toujours été incapable de faire le départ entre l’iambe et le dactyle et, comme si cela ne suffisait pas à me disqualifier définitivement, la pratique de la prose a engendré chez moi, comme chez la plupart de mes confrères, une jalousie stupide, une indignation vertueuse... bref, une passion dont le critique devrait être préservé. Car comment, nous demandons-nous, nous autres prosateurs lors de nos rencontres, dire ce que l’on veut dire en respectant les règles de la poésie ? Faut-il parler de “lame” parce qu’on a mentionné “flamme” ; accoupler “chagrin” avec “assassin” ? La rime n’est pas seulement puérile, mais malhonnête, disent les prosateurs dont je suis. Et nous ajoutons : “Regardez donc leurs règles ! Comme il est facile d’être un poète ! Le chemin est si droit et si strict pour eux ! On doit faire ceci, pas cela. Je préfèrerais être un enfant et marcher en rang dans une allée de banlieue qu’écrire des poèmes”, remarquent certains de mes pairs. Cela doit ressembler à une prise de voile et à l’entrée dans les ordres qu’observer les rites et les rigueurs de la prosodie. Cela explique pourquoi ils répètent sans cesse la même chose. Alors que nous les prosateurs (je veux seulement illustrer le genre de sottises proférées par les prosateurs quand ils sont seuls), nous sommes les maîtres de la langue, pas ses esclaves ; personne ne peut nous dresser ; personne ne peut nous brimer ; nous disons ce que nous voulons dire ; le champ entier de l’existence nous appartient. Nous sommes les créateurs, nous sommes les explorateurs... Et nous déblatérons de la sorte - assez sottement, je l’avoue.

À présent que j’ai déchargé ma conscience, nous pouvons avancer. À certains passages de ta lettre, je crois comprendre que tu considères que la poésie est en mauvaise posture et que ta situation de poète en cet automne 1931 est beaucoup plus difficile que celle de Shakespeare, Dryden, Pope ou Tennyson. En réalité, elle n’aurait jamais été plus difficile. Ici tu m’offres l’occasion d’un petit prône que je ne laisserai pas échapper. Ne te crois jamais exceptionnel, ne juge jamais ta situation beaucoup plus dure que celle des autres. Je reconnais que l’époque où nous vivons rend cela difficile. Pour la première fois dans l’Histoire, les lecteurs existent - une vaste catégorie de gens, qu’ils soient dans les affaires, soignent leurs grands-parents, fassent des paquets derrière des comptoirs, tous ils lisent désormais ; ils veulent qu’on leur explique comment lire et quoi lire ; et leurs maîtres - les journalistes, les conférenciers, les médias - ont le devoir en toute humanité de leur faciliter la lecture ; les assurer que la littérature est violente et passionnante, remplie de héros et de bandits, de forces hostiles sans cesse en conflit, de champs jonchés d’ossements, de vainqueurs solitaires montés sur des chevaux blancs, emmitouflés dans de grands manteaux noirs et promis à la mort au prochain virage. Un coup de pistolet retentit. “L’époque du romantisme était finie. L’âge du réalisme avait commencé...” tu connais ce genre d’argument. Or, les écrivains eux-mêmes savent très bien qu’il n’y a pas un mot de vrai dans tout cela - il n’y a pas de batailles, pas d’assassinats, pas de défaites ni de victoires. Mais comme il est de la plus haute importance de divertir les lecteurs, les écrivains s’y plient. Ils se déguisent. Ils jouent leurs rôles. L’un d’eux mène la danse ; l’autre suit. L’un est romantique, l’autre réaliste. L’un est d’avant-garde, l’autre dépassé. Il n’y a pas de mal à cela, aussi longtemps qu’on le prend comme une plaisanterie, mais sitôt qu’on y croit, on commence à se considérer sérieusement comme le maître de ballet ou le disciple, un moderne ou un conservateur, et l’on devient une petite bête mal dans sa peau, qui mord et griffe, dont le travail n’a pas le moindre prix ni la moindre importance pour quiconque. Il vaut mieux se prendre pour quelqu’un d’infiniment plus humble et moins spectaculaire, mais à mon avis de bien plus intéressant, un poète dans lequel vivent tous les poètes du passé, d’où jailliront tous les poètes de l’avenir. Tu as un peu de Chaucer en toi, un je-ne-sais-quoi de Shakespeare ; Dryden, Pope, Tennyson - pour ne mentionner que tes ancêtres respectables - s’agitent dans ton sang et poussent ta plume tantôt dans un sens puis dans un autre. En un mot, tu es un être immensément antique, complexe, permanent et c’est la raison pour laquelle tu dois te respecter et y réfléchir à deux fois avant de te déguiser en Guy Fawkes pour bondir sur les vieilles dames craintives au coin des rues en les menaçant de mort si elles ne te donnent trois pennies.

Cependant, puisque tu es, dis-tu, dans le pétrin (“il n’a jamais été aussi difficile qu’aujourd’hui d’écrire de la poésie”) et que la poésie pourrait rendre l’âme en Angleterre (“ce sont les romanciers qui font toutes les choses intéressantes en ce moment”), permets-moi d’imaginer ta situation avant la levée du courrier et de faire une ou deux suppositions qui, puisqu’il s’agit d’une lettre, n’ont pas besoin d’être prises trop au sérieux ni poussées trop loin. Essayons de nous mettre à ta place ; essayons d’imaginer, avec l’aide de ta lettre, à quoi ça ressemble d’être un jeune poète à l’automne 1931. (Et fidèle à ce que j’ai dit plus haut, je ne te traiterai pas comme un poète en particulier, mais comme plusieurs poètes en un seul.) Sur le parquet de ton esprit - n’est-ce pas ce qui fait de toi un poète ? - le rythme est perpétuel. Il semble parfois devenir inaudible ; il te laisse manger, dormir, parler comme d’autres gens. Puis il enfle, grandit, s’efforce d’emporter tout le contenu de ton esprit en une seule grande danse. C’est ce qui arrive ce soir. Bien que tu sois seul, que tu aies enlevé l’un de tes souliers et t’apprêtes à délacer l’autre, tu ne peux continuer à te déshabiller mais tu dois écrire sur-le-champ et sur ordre de ton rythme intérieur. Tu te saisis d’un morceau de papier et d’une plume ; c’est à peine si tu prends le temps de redresser le premier et de tenir fermement la seconde. Pour te laisser écrire, je vais faire quelques pas en arrière et regarder par la fenêtre. Une femme passe, puis un homme ; une voiture s’immobilise puis - mais inutile de décrire ce que je vois par la fenêtre, je n’en ai du reste pas le temps car je suis soudain arrachée à mes observations par un cri de rage et de désespoir. Tu as froissé ta feuille en boule ; ta plume est plantée dans le tapis. Si tu pouvais faire tournoyer ton chat ou assassiner ta femme, c’est maintenant que tu risquerais de le faire. C’est du moins ce que je déduis de la férocité de ton expression. Tu es irrité, exaspéré, fou de rage. Et si je peux risquer une hypothèse, c’est que le rythme qui se dilatait et se contractait avec force en t’envoyant des frissons de la tête au pied a rencontré un objet dur et hostile qui l’a réduit en poudre. Quelque chose s’est produit qui ne saurait être transformé en poésie ; un corps étranger, anguleux, aux arêtes vives, grumeleux, a refusé d’entrer dans la danse. Le soupçon se porte évidemment sur Mme Gape : elle t’a demandé de faire un poème sur elle ; puis sur Miss Curtis et ses confidences dans l’omnibus ; enfin sur C. qui t’a instillé le désir de raconter son histoire - et elle est fort drôle - en vers. Mais pour une raison obscure tu ne peux déférer à leur ordre. Chaucer le pouvait ; Shakespeare aussi ; de même que Crabbe, Byron et peut-être Robert Browning. Mais nous sommes en octobre 1931 et voici longtemps désormais que la poésie fuit le contact avec... comment dire ? Peut-on dire pour aller vite et sans doute inexactement : avec la vie ? Et viendras-tu à mon aide en devinant ce que je veux dire ? Admettons donc qu’elle a abandonné tout cela au romancier. Tu comprends maintenant pourquoi il me serait facile d’écrire deux ou trois volumes à la louange de la prose et pour moquer les poèmes ; m’étendre sur l’ampleur du domaine de la première, la maigreur rachitique du hallier des seconds. Mais il serait plus simple et sans doute plus honnête de vérifier ces théories en ouvrant l’un des minces ouvrages de poésie moderne qui reposent sur ta table. J’ouvre et suis instantanément réfutée. Voici les objets habituels de la prose quotidienne : la bicyclette et l’omnibus. À l’évidence, le poète oblige sa muse à affronter les réalités. Juges-en plutôt :

"Lequel d’entre vous tôt levé à regarder l’aurore
Ne se hâtera dans son cœur, beau, prêt aux merveilles
Libérées par la lumière, en marche, guides du mouvement,
Déferlant comme la vague sur l’herbe, la route, les toits,
Chassant l’ombre sur les cimes comme lévriers courants,
La pierre muette, stoppant à la barrière des cils
Forçant le profil à se montrer de face, les marques d’abus
Frappant impatiente, importune, les persiennes
Là où la vie ancienne n’est pas encore levée, de rayons
Explorant entre des planches pourries un moulin démantelé
La vie ancienne qui ne renaîtra point ?”

Fort bien, mais comment va-t-il s’en sortir ? Je continue ma lecture et trouve ceci :

“Sifflotant en refermant
La porte derrière lui, il part travailler en métro
Ou passe par le parc pour se détendre les boyaux,”

et plus loin :

“Comme un gamin récemment monté à la ville
Revient au village pour la journée dans ses souliers de riche”

et l’on arrive à :

“À la recherche d’un paradis sur terre, il chasse son ombre
Perd son fonds et sa santé à poursuivre
Ce que traquent les navigateurs, les explorateurs, les alpinistes et les pédés.” [1]

Ces vers et les mots que j’ai soulignés me confirment en partie au moins dans mon hypothèse. Le poète s’efforce d’incorporer Mme Gape. Il considère honnêtement qu’elle peut être introduite dans la poésie et qu’elle s’y trouvera bien. La poésie, estime-t-il, sera améliorée par le concret, l’ordinaire. Or, si je lui sais gré de sa tentative, je doute qu’elle soit couronnée de succès. Je ressens une béance. Je ressens un choc. J’ai l’impression de m’être cogné l’orteil sur le pied de l’armoire. Suis-je donc, me demandé-je encore, choquée, dans ma conventionnelle pudeur, par les mots eux-mêmes ? Je ne crois pas. Ce choc est un vrai choc. Le poète, selon moi, s’est forcé à inclure une émotion qui n’est pas domestiquée et acclimatée à la poésie ; l’effort l’a déstabilisé ; il se rétablit, comme je vais m’en apercevoir j’en suis certaine, sitôt la page tournée, en ayant violemment recours au poétique - il invoquera la lune ou le rossignol. Quoi qu’il en soit, la transition est rude. Le poème est cassé au milieu. Vois, il part en morceaux dans mes mains ; on a d’un côté la réalité, de l’autre la beauté ; loin d’acquérir un objet complet, fini et lisse, je me retrouve avec des morceaux épars que je considère d’un œil critique et froid, non sans dégoût, car si ma raison a été stimulée mon imagination n’a pas eu le loisir de s’emparer totalement de moi.
Telle est du moins l’analyse rapide que je fais de mes sensations de lectrice ; mais voici que je suis de nouveau interrompue. Je vois que tu as triomphé de la difficulté, quelle qu’elle ait pu être ; ta plume est de nouveau active et, ayant déchiré le premier poème, tu en travailles un nouveau. Or, si je veux comprendre ton état d’esprit, je dois inventer une autre explication à ce regain d’inspiration. Tu as écarté, j’imagine, toutes sortes de choses qui viendraient naturellement sous ta plume si tu écrivais de la prose - la femme de ménage, l’omnibus, l’incident sur le ferry. Ton registre est restreint si j’en juge par ton expression - concentré et intensifié. Je hasarde l’hypothèse que tu penses à présent, non pas aux choses en général, mais à toi-même en particulier. Il y a une fixité, une tristesse, pourtant accompagnées d’un rougeoiement intérieur, qui semblent laisser supposer que tu regardes au-dedans et non à l’extérieur. Mais afin de vérifier ces interprétations fragiles de l’expression d’un visage, je me permettrai d’ouvrir un autre des livres posés sur ta table et de la comparer à ce que j’y lis au hasard :

“Pénétrer dans cette pièce, tel est mon désir.
Le grenier extrême de l’esprit, qui s’étend
Juste après le dernier coude du couloir.
Écrire le permet. Les formules, les poèmes sont des clefs.
Aimer est un autre moyen (mais pas aussi certain).
Un feu flambe ici je crois, là enfin est la vérité
Enfouie dans une commode. Parfois je brûle
Mais des courants d’air soufflent les allumettes et je suis perdu.
Parfois j’ai de la chance, trouve une clef à tourner,
Ouvre d’un pouce ou deux - mais toujours alors
Une cloche sonne, quelqu’un appelle, on crie “au feu”
Ma main s’immobilise avant que j’aie rien vu ni appris
Et désolé je dévale de nouveau l’escalier. [2]

Et ceci à présent :

“Il y a une pièce obscure,
La matrice fermée aux volets tirés,
Où le moins devient plus,
Une autre pièce obscure,
La tombe aveugle et verrouillée,
Où les plus se changent en moins.
Nous ne pouvons défaire ceci ni échapper à ça, nous qui
Sommes pétris de naissance et de mort,
Rien de ce que nous pouvons faire
N’adoucira la vraie détresse
De commencer et finir dans les râles. [3]

Et ceci enfin :

“Sans jamais être, mais toujours à la lisière de l’Être
Ma tête, comme le masque de la Mort, est amenée au Soleil.
L’ombre pointe du doigt sur ma joue,
Je bouge les lèvres pour goûter, les mains pour toucher,
Mais je ne suis jamais plus près de toucher,
Bien que l’esprit se penche pour regarder.
Observant le rose, l’or, les yeux, un paysage admiré,
Mes sens enregistrent l’acte de souhaiter
Souhaiter être
Rose, or, paysage ou un autre -
Aspirant à s’accomplir dans l’acte d’aimer. [4]

Ces citations étant choisies au hasard et puisque j’ai trouvé trois poètes différents n’écrivant qu’à leur propos, je tiens qu’il y a une grande probabilité pour que tu en fasses de même. J’en déduis que le moi ne présente pas d’obstacle ; le moi se joint à la danse ; le moi se prête au rythme ; il est apparemment plus facile d’écrire un poème sur soi que sur tout autre sujet. Mais que veut-on dire par “soi-même” ? Pas le soi décrit par Wordsworth, Keats et Shelley, pas le soi qui aime une femme ou hait un tyran, ni celui qui s’appesantit sur le mystère de l’univers. Non, le soi que tu tentes de décrire est fermé à tout cela. C’est un soi assis tout seul dans une pièce à la nuit, volets tirés. En d’autres termes, le poète s’intéresse beaucoup moins à ce que nous avons en commun qu’à ce qui le distingue. D’où je suppose l’extrême difficulté de ces poèmes - et je dois avouer que je serais tout à fait incapable de dire après une lecture et même deux ou trois ce qu’ils signifient. Le poète s’efforce de décrire honnêtement, avec exactitude, un monde qui n’a peut-être pas d’existence sauf pour une personne précise à un moment précis. Et plus il s’en tient sincèrement à la peinture détaillée des roses et des choux de son monde privé plus il nous intrigue, nous autres qui avons transigé par paresse et accepté de voir les roses et les choux comme les voient à peu près les vingt-six passagers de l’impériale d’un omnibus. Il s’efforce de décrire ; nous nous efforçons de voir ; il fait scintiller sa torche ; nous attrapons une lueur au passage. C’est excitant et stimulant ; mais s’agit-il ici d’un arbre ou d’une vieille femme qui noue son lacet dans le caniveau ? nous interrogeons-nous.

Ainsi donc, si ce que j’écris a la moindre once de vérité, si tu ne peux parler du concret, de l’ordinaire, de Mme Gape, du ferry ou de Mlle Curtis sur l’omnibus sans forcer la machine poétique, si donc tu es contraint de contempler des paysages et des émotions intérieures et de rendre visible au reste du monde ce que toi seul peux voir, alors certes ta position est difficile et la poésie, bien qu’elle respire encore - témoin ces petits livres -, a le souffle court et oppressé. Penchons-nous malgré tout sur les symptômes. Ce ne sont pas du tout ceux de la mort. La mort littéraire, et ai-je besoin de te rappeler avec quelle fréquence la littérature est morte dans tel ou tel pays ? vient avec grâce, doucement et tranquillement. Les vers se faufilent facilement dans les sillons accoutumés. On copie si aisément les vieux motifs qu’on tend à moitié à les croire originaux, n’était cette facilité. Mais ici c’est tout le contraire qui se produit : dans ma première citation, le poète casse sa machine parce qu’il la grippe à force de faits bruts. Dans le deuxième exemple, sa détermination désespérée à dire la vérité sur lui-même le rend inintelligible. C’est pourquoi, même si tu as peut-être raison de parler de la difficulté des temps, je ne peux m’empêcher de penser que tu as tort de désespérer.

N’y a-t-il pas, hélas, de bonnes raisons d’avoir confiance ? Je dis “hélas” parce que je vais donner mes raisons qui seront forcément stupides et feront de la peine à la vaste société, si respectable, des nécrophiles M. Peabody et ses semblables - qui préfèrent de très loin la mort à la vie et qui entonnent en ce moment précis leurs versets sacrés et rassurants, “Keats est mort, Shelley est mort, Byron est mort”. Mais il est tard : la nécrophilie est soporifique ; les vieux messieurs se sont endormis sur leurs classiques et si ce que je vais dire a l’air trop optimiste - et pour ma part je ne crois pas à la mort des poètes : Keats, Shelley et Byron sont vivants, ici dans cette pièce, en toi, toi et toi -, je me rassure en songeant que mon acte de foi ne dérangera pas leurs ronflements. Donc, pourquoi la poésie, à présent débarrassée de certaines hypocrisies, du naufrage de la grande époque victorienne, à présent qu’elle s’est sincèrement insinuée dans l’esprit du poète et qu’elle a vérifié ses linéaments - œuvre de rénovation qui doit être menée de temps en temps et qui était sans doute nécessaire car la mauvaise poésie résulte presque toujours de l’oubli de soi - tout se gauchit et se brouille si l’on perd de vue la réalité centrale -, à présent dis-je que la poésie a accompli tout cela, pourquoi ne devrait-elle pas ouvrir les yeux une fois de plus, regarder par la fenêtre et écrire sur les autres ? Il y a deux ou trois cents ans, c’est toujours sur les autres que tu écrivais. Tes pages regorgeaient de personnages des types les plus divers et les plus opposés : Hamlet, Cleopâtre, Falstaff. Non seulement nous nous tournions vers toi pour l’action dramatique, et pour découvrir les subtilités de l’âme humaine, mais nous allions également te trouver, aussi incroyable que cela puisse sembler aujourd’hui, pour rire. Tu nous faisais hurler de rire. Par la suite, il n’y a guère plus d’un siècle, tu tançais nos folies, dénonçais nos mensonges en troussant la plus brillante des satires. Tu étais Byron, rappelle-toi ; tu écrivis Don Juan. Tu étais Crabbe aussi ; tu puisais tes thèmes dans les plus sordides des vies paysannes. Il est donc clair que tu as les ressources pour traiter une vaste quantité de sujets ; c’est une nécessité temporaire qui t’a enfermé dans cette pièce, tout seul avec toi-même.

Mais comment vas-tu en sortir, entrer dans le monde des autres ? C’est ton problème désormais - si je puis émettre une suggestion - de trouver le bon équilibre, entre le moi que tu connais et le monde extérieur. C’est un problème difficile. Il n’y a pas de poète vivant, à mon estime, qui l’ait entièrement résolu. Mille voix prophétisent le désespoir. La science, disent-elles, a rendu la poésie impossible ; il n’y a aucune poésie dans les automobiles et la TSF. Et nous n’avons pas de religion. Tout est tumulte éphémère. Il ne peut donc pas exister, jugent ces personnes, de relation entre le poète et l’époque actuelle. Mais ce sont évidemment des sottises. Ces accidents sont superficiels ; ils ne s’enfoncent pas assez loin pour détruire l’instinct le plus profond et le plus primitif, l’instinct du rythme. Tout ce dont tu as besoin, à présent, c’est de te tenir à la fenêtre et laisser ton sens du rythme vibrer et se dilater, hardiment, librement, jusqu’à ce que les choses se mêlent les unes aux autres, jusqu’à ce que les taxis dansent avec les narcisses, jusqu’à ce qu’un tout résulte de ces fragments séparés. Je dis une absurdité, je le sais. Ce que je veux dire c’est, convoque tout ton courage, exerce toute ta vigilance, appelle tous les dons que la Nature a bien voulu t’accorder. Laisse ensuite ton sens du rythme serpenter parmi les hommes et les femmes, les omnibus et les moineaux - parmi tout ce qui se présente dans la rue - jusqu’à ce qu’il les ait reliés en un tout harmonieux. Tel est peut-être ton devoir - trouver la relation entre des choses qui paraissent incompatibles et ont pourtant une affinité mystérieuse, absorber sans peur chaque expérience abordée et la saturer totalement de manière que ton poème soit un tout, pas un fragment ; repenser la vie humaine en termes de poésie et nous redonner la tragédie et la comédie grâce à des personnages qui ne soient pas dilués à la manière des romans, mais condensés et synthétisés à la manière du poète - voilà ce que nous attendons de toi à présent. Mais comme j’ignore ce que je veux dire par rythme et ce que je veux dire par vie, et comme il est très certainement au-dessus de mes forces de préciser quels objets se prêtent à la combinaison poétique - c’est ton affaire - et que je ne puis faire le départ entre un dactyle et un iambe et suis par conséquent incapable de dire comment tu dois modifier et étendre les rites et les cérémonies de ton art antique et mystérieux - je me transporterai sur un terrain plus sûr en reprenant ces petits livres.

Quand je les reprends, je suis remplie, comme je l’ai avoué, non de présages de mort mais d’espérances pour l’avenir. Or, on ne souhaite pas toujours penser à l’avenir si l’on vit dans le présent comme c’est parfois le cas. À la lecture de ces œuvres - lire, tu sais, c’est un peu comme ouvrir sa porte à une horde de rebelles qui déferlent en attaquant vingt endroits à la fois -, je me retrouve frappée, excitée, rossée, dénudée, agitée dans les airs de telle sorte que la vie paraît défiler à toute allure ; derechef aveuglée, assommée, toutes sensations qui sont agréables pour un lecteur (car rien n’est plus atroce qu’ouvrir la porte sur le vide), autant de preuves, j’en suis sûre, que mon poète est vivant et plein d’allant. Et pourtant, mêlée à ces cris de plaisir et de jubilation, j’enregistre aussi la basse continue d’un mot sans cesse entonné par quelque mécontent. Réduisant les autres au silence, je finis par dire à ce mécontent : “Eh bien, que voulez-vous donc, vous ?” Sur quoi il s’exclame, à ma confusion certaine : “La Beauté.” Laissez-moi l’affirmer encore une fois, je ne suis pas responsable de ce que mes sens expriment lorsque je lis : je rapporte seulement ce fait qu’il y a un mécontent chez moi qui déplore cette bizarrerie, considérant que l’anglais est une langue riche et diverse ; une langue inégalée par le son et la couleur, par la puissance des images et des allusions, la bizarrerie qui fait écrire ces poètes modernes comme s’ils n’avaient ni oreilles ni yeux, pas plus de plantes des pieds que de paumes, rien que des cerveaux honnêtes, entreprenants et livresques, des corps unisexes et... mais ici je l’ai interrompu. Car lorsqu’on en vient à dire qu’un poète doit être bisexuel, et c’est je suppose ce qu’il était sur le point d’affirmer, même moi, qui n’ai reçu aucune éducation scientifique, je suis obligée de fixer une limite et de faire taire cette voix.

Mais jusqu’à quel point, une fois écartées ces absurdités manifestes, ce regret de la beauté est-il fondé, à ton avis ? Pour ma part, à présent que j’ai cessé ma lecture et vois les poèmes à peu près dans leur ensemble, je pense qu’il est vrai que l’œil et l’oreille sont frustrés de leurs droits. On ne perçoit nul trésor en réserve derrière l’admirable exactitude des vers que j’ai cités, comme il s’en trouve par exemple derrière les vers de Yeats. Le poète s’accroche à son mot, rien que son mot, comme un naufragé à un espar. Et si c’est le cas, je suis d’autant plus encline à hasarder une explication que je pense qu’elle confirme mon analyse précédente. L’art d’écrire, ce que notre mécontent baptise “la beauté”, l’art d’avoir à sa disposition chaque mot de la langue, de connaître leurs poids, leurs nuances, leurs sons et leurs associations et d’obtenir ainsi qu’ils suggèrent davantage qu’ils n’explicitent - chose très nécessaire en anglais - peut bien sûr s’apprendre dans une certaine mesure à force de lectures - il est impossible de trop lire - mais de manière beaucoup plus radicale et efficace en imaginant qu’on n’est pas soi-même mais quelqu’un d’autre. Comment apprendre à écrire que si l’on n’écrit que sur une seule personne ? Pour prendre un exemple évident : comment douter que si Shakespeare a pu connaître chaque mot et chaque syllable de la langue ou plier exactement à son gré la grammaire et la syntaxe, il le devait à Hamlet, Falstaff et Cléopâtre qui lui insufflaient ce savoir ? Que les seigneurs, officiers, serviteurs, meurtriers et soldats du rang peuplant ses pièces insistaient pour qu’il traduisît précisément ce qu’ils pensaient dans les termes exprimant leurs sentiments ? C’est eux qui lui apprirent à écrire, pas le géniteur des Sonnets. De sorte que si tu veux satisfaire tous les sens qui se redressent en masse quand nous jetons un poème en leur sein - la raison, l’imagination, les yeux, les oreilles, les paumes des mains et les plantes des pieds, sans parler d’un million d’autres que les psychologues n’ont pas encore nommés, tu feras bien d’entamer un long poème où des êtres aussi différents de toi que possible parlent à tue-tête. Et, au nom du Ciel, ne publie rien avant d’avoir trente ans.

C’est là un point fort important, selon moi. La plupart des défauts des poèmes que j’ai lus peuvent s’expliquer parce qu’ils ont trop vite été soumis à la lumière brutale de la publicité, alors qu’ils étaient trop jeunes pour la supporter. Elle les a racornis, les figeant dans une austérité squelettique, tant émotionnelle que verbale, qui ne saurait caractériser la jeunesse. Le poète écrit très bien ; il écrit pour les yeux d’un public sévère et intelligent ; mais comme il aurait mieux écrit si pendant dix ans il n’avait écrit pour d’autres yeux que les siens ! Après tout, les années qui vont de vingt à trente ans (je me rapporte à ta lettre une fois encore) sont des années de stimulation émotionnelle. Et si la vie réelle est aussi extrême à cette période, la vie visionnaire doit avoir la liberté de l’imiter. Écris donc, aujourd’hui que tu es jeune, des sottises par rames entières. Sois sot, sois sentimental, imite Shelley, imite Samuel Smiles ; laisse la bride sur le cou à chaque impulsion ; commets toutes les fautes de style, de grammaire, de goût, de syntaxe ; deverse-toi ; titube ; libère la colère, l’amour, la satire dans tous les mots que tu pourras saisir, contraindre ou créer, dans tous les mètres, prose, poésie ou charabia qui te tomberont sous la main. C’est ainsi que tu apprendras à écrire. Mais si tu publies, ta liberté sera conditionnelle ; tu penseras à ce que les gens diront ; tu écriras pour autrui quand tu ne devrais écrire que pour toi. Et quel intérêt peut-il y avoir à canaliser le torrent sauvage de folie spontanée qui est aujourd’hui, pour quelques années encore, ton apanage divin, afin de publier de jolis petits livres de vers expérimentaux ? S’agit-il de gagner de l’argent ? C’est là, nous le savons bien tous deux, une chose tout à fait hors de question. Obtenir des recensions ? mais tes amis saupoudreront ton manuscrit de critiques infiniment plus sérieuses et perspicaces que celles de journalistes professionnels. Quant à la célébrité, regarde, je t’en supplie, les gens célèbres ; vois s’étendre autour d’eux les eaux de l’ennui à leur entrée ; observe leurs airs pompeux, leurs mines prophétiques ; rappelle-toi que les plus grands poètes sont anonymes ; songe que Shakespeare ne se souciait aucunement de la célébrité ; que Donne jetait ses poèmes dans la corbeille à papier ; écris un essai qui donne un seul exemple d’écrivain anglais contemporain ayant survécu à ses disciples et ses admirateurs, aux chasseurs d’autographes et aux journaux, aux dîners et aux déjeuners, aux célébrations et aux commémorations grâce auxquels la société anglaise bâillonne si efficacement ses chanteurs pour étouffer leurs chants.

Mais c’est assez. En ce qui me concerne, je refuse d’être nécrophile. Aussi longtemps que toi, toi et toi, représentants vénérables et antiques de Sappho, Shakespeare et Shelley, êtes âgés de vingt-trois ans tout juste et vous proposez - ô sort enviable ! - de passer les cinquante prochaines années de vos vies à écrire de la poésie, je refuse de penser que cet art est mort. Et si jamais la tentation de jouer les nécrophiles vous venait, pensez au sort du vieux monsieur dont j’oublie le nom, mais je crois qu’il s’appelait Peabody. Alors même qu’il bannissait tous les arts à la tombe, il s’étouffa avec une rôtie beurrée et la perspective consolante d’aller rejoindre Pline le Jeune dans l’Érèbe ne lui procura pas la moindre satisfaction, paraît-il.

Et maintenant, abordons les parties intimes, indiscrètes et en fait les seules vraiment intéressantes de ta lettre...

Paris, 1998, épuisé. Tous droits réservés.

Notes

[1Wystan Hugh Auden, Poems 1930 (Repris dans The English Auden, p. 41, Londres, 1986).

[2John Frederick Lehmann, A Garden Revisited, Hogarth Press, 1931.

[3Cecil Day-Lewis, From Feathers to Iron, Hogarth Press, 1931.

[4Stephen Spender, Twenty Poems, Oxford, 1930.


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