Guillaume Villeneuve, traducteur
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Morale de l’impérialisme espagnol ?

lundi 27 février 2012, par Guillaume Villeneuve


Dès avant la découverte du Mexique, on s’interrogeait sur l’éthique de la mission impérialiste espagnole : on devait cet examen de conscience à plusieurs religieux dominicains, témoins de ses débuts aux Caraïbes. Leur argumentaire nous paraît aujourd’hui alambiqué et desséché. Pourtant, il n’est aucun autre empire européen, qu’il s’agisse de Rome, de la France ou de l’Angleterre, qui ait ainsi mis en cause les buts de son expansion. La controverse se poursuivit. En 1770, le marquis de Moncada envoyait à un ami français un bel ouvrage, ancien et illustré, probablement venu de Puebla, aujourd’hui connu sous le nom de Mappe Quinatzin. Il écrivait : « Vous jugerez vous-même s’ils [les Mexica] étaient barbares à l’époque où leur pays, leurs biens et leurs mines leur furent dérobés ; ou si c’est nous qui le fûmes. » [1]

La morale des Mexica nous est suggérée par un passage du Codex florentin : il y est montré qu’au moins en théorie ils admiraient bien des choses que les gentilshommes chrétiens étaient censés admirer en Europe : « l’économie, la compassion, la sincérité, le soin, l’ordre, l’énergie, l’attention, l’ardeur, l’obéissance, l’humilité, la grâce, la discrétion, une bonne mémoire, la modestie, le courage et la résolution » ; tandis qu’ils méprisaient « la paresse, la négligence, le manque de compassion, le manque de fiabilité, de sincérité, la morosité, la bêtise, la malhonnêteté, la tromperie, le pillage », et même « l’agitation, l’irrespect et la traîtrise. »

L’une des pratiques des anciens Mexicains les rendait barbares, même aux religieux espagnols, et leur imposait donc une salvation toute particulière. Je veux parler du sacrifice humain. Aux yeux des Espagnols entrés au Mexique, l’existence de ces sacrifices dissipait tous les doutes sur la morale de l’invasion initiée par Cortés, du moins tant que la conquête ne serait pas achevée.

Aujourd’hui, nous sommes tous des disciples de Gibbon, en un sens. Les cultes divers nous semblent, du moins à la plupart d’entre nous, aussi également vrais qu’ils semblent faux aux philosophes et intéressants aux anthropologues. Chaque culture, nous enseigne Jacques Soustelle dans son chef d’œuvre consacré à la vie quotidienne des Mexica, a sa propre conception du cruel et de ce qui ne l’est pas ; selon lui, les sacrifices humains de l’ancien Mexique n’étaient dus ni à la haine ni à la cruauté, mais répondaient à l’instabilité d’un univers sans cesse menacé. On convient généralement, désormais, que chaque peuple a le droit de vivre conformément à ses mœurs nationales.

Pourtant, il faudrait un sacré estomac, même aujourd’hui, pour considérer avec les yeux de l’anthropologue toutes les manifestations du sacrifice humain : pas seulement l’arrachage du cœur des prisonniers de guerre ou des esclaves, mais voir porter la peau des victimes (retournée) par les prêtres en guise de vêtement liturgique, le jet occasionnel de victimes dans un brasier, l’incarcération ou la noyade d’enfants, enfin la manducation cérémonielle des bras et jambes des victimes. Comment jugerons-nous les Matlazinca, qui sacrifiaient les gens en les écrasant lentement dans un filet ? Nous satisfaisons-nous vraiment de voir dans les victimes des « baigneurs de la première aube » ? On faisait brutalement pleurer des bébés, « porteurs d’étendards humains » tenus aux bras, pour garantir que le dieu de la pluie, Tlaloc, en voyant leurs larmes, ne se tromperait pas sur la nature de ce qu’on lui demandait. Plus tard, les envahisseurs anglo-saxons de l’Amérique du Nord feraient de la pratique du scalp un prétexte justifiant leur conquête. Les conquistadors jugèrent le sacrifice humain de la même façon. Déterminer si l’on peut y voir une raison valable de l’invasion nous entraînerait trop loin pour la présente préface.

La conquête du Mexique, préface, Bouquins, Paris 2011.

Notes

[1Journal de la Société des américanistes de Paris, n. s., 1950, vol. XXXIX.


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