Guillaume Villeneuve, traducteur
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Éloge de Jan Morris

mercredi 15 juin 2011, par Guillaume Villeneuve


On dit que l’envie est le péché de l’écrivain, mais aucun écrivain de ma connaissance ne s’offensait de l’éminence de Patrick Leigh Fermor, suprême voyageur anglais, qui est mort vendredi, au terme de 96 années d’une vie glorieusement enviable. Il était unique.

Point trop ne faut de compliments, mais comme Venise, le Château d’Yquem ou une Rolls-Royce des années trente, il était vraiment hors concours ; et puisque, autant que je sache, tout le monde l’aimait, il faut que tout le monde ait goûté sa maîtrise.

Rares sont ceux, aujourd’hui, qui veulent être traités d’écrivains-voyageurs, le genre est si galvaudé et avili à une époque de voyage universel et d’ambition littéraire quasi universelle ! Mais Leigh Fermor fit de ce genre un bel instrument de grâce, d’humour et de réflexion. À mon estime, il fut peut-être le dernier d’un lignage né avec l’Eothen d’Alexander Kinglake dans les années 1840, dont le style reposait sur l’assurance insouciante de la meilleure anglicité, aux plus beaux jours de l’Angleterre. Personne n’était moins raciste, insulaire ou prétentieux : mais il est vrai que la meilleure Angleterre ne l’a jamais été.

Car Paddy, à bien des égards, était vraiment l’Anglais idéal - bel homme sans agressivité, fort mais pas musculeux, drôle, poétique et érudit, enclin à la métaphysique, doté d’une épouse, d’une maison, d’un chat et d’une vocation, qu’il aimait tous les quatre. En plus, c’était un héros de guerre.

Au plan esthétique, il eut de la chance de vivre à ce moment de l’histoire, parce qu’il put mener une belle guerre au service d’une juste cause. Ce n’était pas un Rupert Brooke ni un Wilfrid Owen [1] car pour atteindre au statut de héros absolu il lui eût fallu mourir au combat, de préférence à Gallipoli, mais il n’en était pas moins un héros en un sens particulièrement anglais (par opposition au sens britannique) - un héros individualiste, d’une hardiesse typique, qui se jette seul ou avec des amis dans l’aventure, mais qui n’oublie pas de s’y amuser.

À la guerre ou en temps de paix, il était sans égal. Il n’était pas allé à l’université, mais il était l’un des autodidactes que Dieu chérit, prodigieusement doué pour les langues, fasciné par les constructions les plus intriquées, subtiles et parfois absconses de l’érudition historique. Est-ce parce qu’il avait choisi de passer une grande partie de sa vie dans le sud du Péloponnèse, il excellait à relier les mondes antiques et modernes : voyager avec lui, fût-ce sur une page, c’était comme voyager simultanément à travers plusieurs époques.

Rien n’illustre mieux sa vie que l’histoire de son livre le plus célèbre, une trilogie inachevée [2] racontant son voyage pédestre, adolescent, à travers l’Europe, juste avant la Deuxième Guerre mondiale. Cet ouvrage est en tous points extraordinaire. On y voit un jeune homme solitaire, à peine sorti de l’école, s’y mesurer, au sens littéraire, aux circonstances incroyablement variées de la société et de la politique dans l’Europe des années trente. Il gagne le gîte et le couvert grâce à son esprit, sa personnalité solaire, parce qu’il est prêt à tout essayer, en faisant des portraits des passants et qu’il se lie avec des Européens de toute classe et de tout genre, depuis les aristocrates les plus excentriques jusqu’aux paysans les plus bourrus - en les traitant tous de la même façon, comme Kipling l’aurait aimé. Le voyage prit plusieurs mois. Il fallut toute une vie pour écrire la trilogie. Leigh Fermor avait 19 ans quand il se mit en marche, mais il ne prit la plume (A Time of Gifts, 1977 [3]) que lorsqu’il eut passé la soixantaine. Le deuxième volume (Between the woods and the water) parut dix ans plus tard, et le troisième volume n’est jamais paru et demeure peut-être inachevé - ardemment attendu depuis trente ans, dans l’espoir aujourd’hui d’une révélation posthume et dramatique.

Rien ne pouvait être plus leigh fermorien ! Une partie du manuscrit original s’égara et Leigh Fermor dut le récrire longtemps après l’événement, ce qui confère peut-être à l’ouvrage une dimension imaginaire supplémentaire. Il était à peine sorti de l’enfance quand il commença à y réfléchir, et nonagénaire quand il posa la plume pour la dernière fois et dans l’intervalle il n’avait pas seulement mené sa guerre et conquis la gloire, mais il avait écrit plusieurs autres livres de voyage, de souvenirs et de fiction.

Mais il me semble que si le narrateur demeure essentiellement inaltéré, s’il ne perd assurément jamais contenance, du début à la fin de son odyssée, de même le personnage de Leigh Fermor lui-même demeura instantanément familier, dans la frêle vieillesse comme dans l’irrépressible jeunesse.

C’était un vrai écrivain-voyageur. La plupart de ses livres étaient fondés sur le mouvement et les voyages effectués demeuraient la base de son étude des lieux. À la différence de bien de ses successeurs ou disciples, il ne parcourut pas le monde. Il a peu écrit sur l’Afrique, l’Inde ou la Chine, pour ne rien dire de l’Australie ou des États-Unis. L’Europe, et en particulier l’Europe grecque et byzantine, était sa carrière et les livres de voyage classiques de sa maturité, Mani et Roumeli, concernèrent deux régions de Grèce.

Le premier de ses livres publiés, The Traveller’s Tree (1950) fut de fait un voyage aux Antilles, qui lui valut une reconnaissance immédiate. Pour moi, sa plus belle page est celle où l’auteur déambule dans les cimetières des églises paroissiales de la Barbade et tombe sur une inscription : "Ci-gyst le corps de Fernando Paléologus, descendant du lignage impérial du dernier empereur chrétien de Grèce. Mort le 3 octobre 1679." Quarante ans après la publication du livre, j’écrivis à Paddy pour le rassurer : l’inscription était toujours lisible. "Il est si agréable de savoir, me répondit-il, que notre vieux copain Paléologue et toi prospérez !"

Il écrivit ce message sur une carte postale de Kardamylè, où sa femme et lui vivaient dans l’admirable maison juchée sur la mer qu’ils avaient eux-mêmes conçue ; et il avait donné à cette carte l’aspect qui devint en quelque sorte sa marque de fabrique. Le texte s’inscrivait dans un nuage flou autour duquel voguaient dix à douze oiseaux, des oiseaux de mer je suppose, qui donnaient à l’ensemble un air délicieux de liberté. Leigh Fermor était un artiste capable, comme l’avaient découvert ses clients de la Mitteleuropa, et il mobilisait ce charmant talent pour faire de la dédicace d’un livre, de l’envoi d’une carte postale, une petite cérémonie pleine de bienveillance.

Je suis peu informée des convictions religieuses de Leigh Fermor, bien qu’il ait souvent fait retraite dans des monastères et ait écrit au moins un livre sur ces expériences (A Time to keep silence, 1957) [4]. Il l’acheva à la plus haute fenêtre d’un prieuré bénédictin du Hampshire : il affirme, au sujet de la bénédiction qu’il y trouva, qu’elle insufflait "un message de quiétude pour apaiser l’esprit et composer l’âme." C’était, à n’en pas douter, un homme à la tournure profondément contemplative, un homme bon, et, au cours d’une longue correspondance, quoique sporadique, avec lui, je n’ai pas cessé d’être impressionnée par son rapport intime à la nature : avec un univers vu depuis une haute fenêtre, pour ainsi dire.

Tel jour il m’écrit : "Un gros merle s’est posé sur mon appui de fenêtre. Peux pas bouger !" Tel autre, il est désolé de me rapporter que Tiny Tim son chat est parti "pour un monde meilleur, pour chasser la souris parmi les nuages." Sans cesse, il me signale qu’il aperçoit, depuis la table où il écrit, sous la pergola, les charmants dauphins de la Méditerranée qui remontent la baie.

Une âme complexe, donc, mais pénétrée en son cœur d’une grande quiétude. Les auteurs de notices nécrologiques feront probablement leur miel de ses exploits de résistant pendant la guerre - par-dessus tout du rôle qu’il joua dans l’enlèvement du général allemand Heinrich Kreipe en Crète en 1944, et de son exfiltration vers l’Égypte. Ce fut certes une aventure merveilleusement audacieuse, la bravoure dans ce qu’elle a de plus cinématographique et qui illustre une facette du caractère si multiple de Leigh Fermor.

Pour moi, la partie la plus révélatrice de l’histoire si souvent racontée est l’épisode où il surprend le général prisonnier en train de murmurer quelques vers d’Horace que Paddy avait lui-même traduits du latin naguère. Il les reconnaît sur-le-champ et répond en enchaînant les cinq strophes restantes. Selon son souvenir d’un demi-siècle plus tard, "les yeux bleus du général avaient quitté la cime de la montagne pour se poser sur les miens et quand j’eus fini, après un long silence, il me dit Ach so, Herr Major !"

C’était très étrange, songea le jeune officier, "comme si la guerre avait cessé d’exister durant un instant." Mais je vois dans ce moment la quiétude silencieuse au cœur d’un esprit souvent tumultueux et complexe. Bien qu’il fût tendrement aimé, riche d’amitiés, fêté, comblé, heureux, hospitalier, je le tenais pourtant comme un authentique solitaire devant Dieu.

Point trop de compliments, mais je suis heureuse de l’avoir connu, et heureuse dans ma tristesse d’écrire sur lui aujourd’hui.

Jan Morris, The Guardian, 12 juin 2011.

Notes

[1Deux grands poètes anglais, morts sur le front de la Première Guerre mondiale. (NdT)

[2Désormais achevée et publiée en 2014 in extenso et un seul volume par Nevicata, en français ! (NdT)

[3Le Temps des Offrandes, 1991

[4À paraître en français, à Pâques 2015, chez Nevicata sous le titre Un temps pour se taire (NdT).


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