Guillaume Villeneuve, traducteur
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Éloge de Peter Levi

dimanche 12 juin 2011, par Guillaume Villeneuve


Quand Patrick Leigh Fermor annonça son intention de se rendre à Constantinople en passant par la Bulgarie, un vieux sergent britannique ayant l’expérience du cru le mit en garde : s’il suivait cet itinéraire, il partirait avec des fesses de soie mais celles-ci seraient rugueuses comme des rangers au terme du parcours. Le pronostic fut déjoué, mais, parmi de nombreuses autres aventures, le voyageur joua au polo à vélo en Hongrie, s’enticha passionnément d’une princesse en Roumanie et prit part à l’ultime charge de cavalerie grecque, dans une guerre civile qu’il ne comprit jamais tout à fait.

Il avait exactement le bon âge pour devenir un héros à la guerre et, durant les deux années passées au sein de la résistance crétoise, il se fit un certain nombre d’amis pour la vie, des frères de sang ou de baptême. Un jour, le général [futur maréchal] Bernard Montgomery lui ordonna de partir sur le champ pour passer sa permission au Caire, mais il reçut un télégramme disant qu’il y avait eu un quiproquo, que le major Leigh Fermor se divertissait au plus haut point et qu’il n’avait nul besoin de permission. “Ce que j’aimais chez Paddy, m’expliqua l’un de ses frères de sang crétois, c’est que c’était un homme si bon, si bon au plan moral. Il pouvait lancer son pistolet à 12 mètres en l’air comme ça et le rattraper par la crosse.”

Le côté ennuyeux de la vie militaire n’était pas fait pour lui. Lorsqu’il finit par débarquer au Caire, il apprit la chanson des SOE [1] sur l’air d’une mélodie populaire de l’époque. “Nous sommes de pauvres andouilles/Vouées à devenir queq’chose/V’là que nous sommes à la merci des Grecs et des Yougouilles/Et personne ne veut plus d’nous.” Ses fêtes du Caire étaient aussi mémorables. Ce fut une manière d’été indien succédant à ce que la ville avait pu connaître : l’une des fêtes accueillit pas moins de neuf têtes couronnées. Il se fraya un chemin vers le bonheur en s’engageant dans les Gardes-Irlandaises : intégré au service de renseignements, il servit d’officier de liaison avec les Grecs.

Il en sortit par un coup de chance équivalent. Après avoir participé quelque temps à la reconnaissance aérienne au-dessus de l’Allemagne en 1945, il fut nommé directeur adjoint du British Institute d’Athènes par le lieutenant-général Ronald Scobie qui voulait voir dispenser des cours de culture et d’archéologie grecques à ses soldats désœuvrés. L’une des premières recrues de sa petite équipe de conférenciers fut l’auteur et traducteur Philip Sherrard. Tous deux étaient à l’aube d’une longue histoire d’amour avec leur sujet.

Paddy revint au pays pour être démobilisé. Il s’installa un moment à l’étage des courriers, tout en haut du Ritz, pour une demi-guinée par jour. Il y débarqua avec Xan Fielding, son compagnon d’armes, chargé d’une barrique de vin crétois sur l’épaule, et avec Joan.

Paddy était si amical, si plein d’enthousiasme sincère, que bien des gens qui se préparaient à le détester tombaient sous son charme. Il restait aussi imprévisible qu’il l’avait été à 16 ans. Il était capable de vous inviter à dîner chez White’s [2] pour la seule raison que vous étiez libre, sans vous dire qu’il venait d’y être élu, et de se mettre à chanter le menu en italien.

La maison où Joan et lui vivaient en Grèce était une expression de sa créativité aussi essentielle que le Twickenham de Pope ou le Strawberry Hill de Horace Walpole. Sa quiétude, sa beauté remarquable étaient uniques. La retraite où il écrivait dans le jardin était dotée d’une cheminée magnifique, aux allures de poêle, à l’imitation d’une demeure bulgare d’avant-guerre ; le salon ou la grande pièce de la maison principale ouvrait sur l’extérieur par une immense fenêtre d’inspiration turque. Qu’il soit resté en termes aussi bons qu’intimes avec les Grecs pendant si longtemps est un exploit. Le seul problème qui se soit posé concerna les droits sur l’eau : il fournissait gratuitement celle de la montagne, ce qui permit à certains de fonder aussitôt une nouvelle colonie suivie de toutes les hideurs d’un lotissement immobilier. Quand il coupa le robinet, on entendit des maugréements mais la paix revint bien vite.

Il était membre de l’Académie d’Athènes et reçut une médaille d’or des autorités de la ville. À Londres, il menait une vie pleine de panache. Dans son grand manteau de soirée, qu’il surnommait le manteau de James Bond - un cadeau d’Ian Fleming - il était fort séduisant.

Entre autres réussites plus ordinaires, il escalada un pic avec l’alpiniste Robin Fedden et le duc de Devonshire (qui coiffa tous les autres au sommet) et franchit l’Hellespont à la nage, pour se heurter à un sous-marin soviétique. Dans les années 1980, il fut traité pour un cancer, avec succès. Pourtant, son existence était d’évidence livresque et érudite : il aimait découvrir des auteurs neufs et obscurs, il traduisait de la poésie et resta essentiellement, en quelque sens profond, un poète.

Peter Levi, poète, éditeur, ancien jésuite, + 2000

Patrick Leigh Fermor, né à Londres le 11 février 1915, mort le 10 juin 2011 dans le Worcestershire.

Paru dans The Guardian, Londres, 11 juin 2011

Notes

[1Special Operations Executive, Direction des opérations spéciales.

[2club de gentlemen très exclusif, conservateur, dans St-James’s Street.


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