Guillaume Villeneuve, traducteur
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Oroonoko, nouvel Achille

jeudi 24 septembre 2009, par Guillaume Villeneuve


L’armée, en voyant ses officiers revenir sans succès, le visage triste et angoissé, qui n’annonçait rien de bon, laissa mille craintes envahir son cœur et l’ennemi s’approcher avant d’avoir préparé la moindre défense ; bien que certains - qui entendaient exciter les soldats - les assurassent que le prince viendrait les commander sous peu et qu’Aboan avait reçu entretemps la fonction de général, ils étaient si troublés en l’absence de ce grand exemple de bravoure qu’ils ne purent qu’à peine se défendre ; enfin, ils fuirent tout de bon devant l’ennemi qui les poursuivit jusqu’aux tentes et les tua. Et le courage d’Aboan, qui lui valut ce jour-là une gloire immortelle, ne parvint pas davantage à leur inspirer une honte telle qu’ils se défendissent virilement. Les gardes restés à l’arrière, autour de la tente princière, en voyant leurs camarades s’enfuir et s’éparpiller sur la plaine en grand désordre, poussèrent de telles clameurs qu’ils firent sortir le prince de la léthargie amoureuse où il était plongé depuis deux jours, sans avoir absorbé aucune nourriture. Malgré toutes ses résolutions, son chagrin n’était pas si ferme qu’il fût insensible au danger menaçant son armée ; aussitôt, il se releva et s’écria :

- Allons, s’il faut mourir, que nous allions à la mort avec la plus grande noblesse ; et il sera plus digne d’Oroonoko de la croiser à la tête de l’armée face au torrent des ennemis conquérants, que dans la paresse, sur un matelas, en attendant impatiemment son bon plaisir, en mourant à chaque instant sous le coup de pensées dévastatrices ; voire d’être dompté par l’ennemi et emmené, esclave gémissant et enamouré, pour orner le triomphe de Jamoan, ce jeune vainqueur, qui outrepasse déjà les limites que je lui avais fixées.

Tout en parlant, il laissait ses gens l’habiller pour la bataille ; surgissant de son pavillon, doté de plus de vie et de vigueur dans son attitude qu’il n’en avait jamais arborées, il ressemblait à quelque divine puissance apparue pour sauver son pays de la destruction ; ses gens, d’ailleurs, l’avaient exprès revêtu de tout ce qui pouvait le faire briller plus splendidement, pour frapper de terreur qui le verrait. Il se jeta au beau milieu des poursuivants et, animé de l’énergie du désespoir, il combattit comme s’il entendait mourir, multipliant des hauts faits dont on n’aurait pas cru que la force humaine puisse les accomplir et tels qu’ils rétablirent bientôt le courage et l’ordre parmi les siens. Et voici qu’ils commençaient vraiment à se battre et que, comme s’ils ne voulaient pas être surpassés par leur héros adoré lui-même, qui avait renversé le cours des choses, changeant absolument le destin du jour, ils remportèrent une victoire absolue ; et Oroonoko, ayant eu la chance de repérer Jamoan, le fit prisonnier de ses mains, après l’avoir blessé presque mortellement.

Oroonoko, pp. 107-8, GF, Paris, 2009


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