Guillaume Villeneuve, traducteur
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Torywood

mardi 15 janvier 2008, par Guillaume Villeneuve


Mais l’arrivée d’un jeune groom le détourna de l’envie de tenter l’expérience, un jeune groom aux yeux noisettes et au sourire amical qui entra rapidement dans la gare et réintroduisit le voyageur dans un monde où il avait une évanescente importance.

À l’extérieur attendait une charrette anglaise à quatre roues attelée à une paire des célèbres bleus rouan de Torywood. Il était bien agréable d’être attendu à la gare par des chevaux de premier ordre au lieu de l’envahissante automobile : le paysage n’était pas de ceux qu’on veut parcourir en tourbillonnant dans un nuage de poussière. Après un trot rapide d’une dizaine ou d’une quinzaine de minutes sur des routes de campagne sinueuses et ceintes de haies, les rouans franchirent un large portail et parcoururent l’allée d’honneur d’un pas dansant et rythmé. L’écran du plateau couronné de chênes s’effaça brusquement et une bâtisse grise aux angles aigus apparut dans un cadre de hêtres bas et de pins noirs. Torywood n’était pas une demeure grandiose à l’air placide ; elle reposait dans le paysage ensommeillé comme un chien de garde allongé, les oreilles dressées et les yeux attentifs. Construite dans les dernières années de règne du Guillaume hollandais, elle n’avait cessé depuis lors d’être le centre de la vie politique de cette campagne ; un centre tempêtueux de mécontentement ou le point de ralliement des personnages en place, selon la période.

[...]

Une émeute amicale de fox-terriers et d’épagneuls accueillit la voiture, sautant en tous sens au milieu des aboiements, avec une amabilité exubérante comme si les chevaux, le cocher et le groom avaient été des camarades absents durant des mois et non une demi-heure. Un chiot à l’affectivité débordante s’aplatit en gémissant aux pieds du voyageur tandis que sa queue, frappant sauvagement le sol, faisait voltiger des petites averses de gravier ; pendant ce temps, deux des terriers se pourchassaient à perdre haleine à travers la pelouse et les massifs, comme s’ils entendaient montrer aux bleus rouan la vraie nature de la vitesse. Quant au jeune groom aux yeux rieurs, il vint désengager le jeune chiot des chevilles de notre héros et l’introduisit dans la pénombre grise de l’entrée, laissant derrière lui l’éclat du soleil, le bruit et l’agitation de la vie.

Quand Guillaume vint, Paris, 2003.


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